L’Union européenne face à l’Europe des peuples
« Savez-vous que l’Union européenne (UE) a déjà perdu plus d’un tiers de sa superficie ? Que les régionalismes identitaires européens sont proches des mouvements Verts ? Que les mouvements régionalistes européens sont souvent soutenus par l’Union elle-même ? Que les régionalistes écossais préfèrent l’Union européenne à l’Union Jack ? Qu’en Espagne, l’identité régionale puise son renouveau à l’extrême gauche ? Qu’en Italie, une région est germanophile ? Qu’un territoire français est aux mains des indépendantistes d’ultragauche unis à la droite locale ? »
À l’heure où l’Europe de Bruxelles est secouée de secousses sismiques identitaires et populistes, la question de sa destinée comme celle de ses peuples constitutifs se pose avec acuité. « Il serait cependant trop facile d’opposer des ‘‘gentils’’ favorables à la construction européenne à des ‘‘méchants’’ hostiles à l’Europe d’autant que ce schéma simpliste est désormais obsolète. En effet, aux contentieux entre les promoteurs de l’actuelle (dé) construction dite ‘‘européenne’’ et leurs détracteurs attachés à la seule souveraineté stato-nationale s’immisce un tiers parti : les tenants des patries vernaculaires charnelles, soit les régionalistes, les autonomistes et les indépendantistes » observe pertinemment Georges Feltin-Tracol préfacier inspiré du dernier opus de Franck Buleux, L’Europe des peuples face à l’Union européenne, publié aux célèbres éditions de L’Æncre dirigées par notre ami Philippe Randa.
Dès lors, l’Europe, cette belle idée, serait-elle finalement une chose trop sérieuse pour être confiée aux européistes, même les plus acharnés, comme aux eurosceptiques, même les plus bienveillants ? C’est la trame de la thèse défendue avec brio et rigueur par l’auteur
Bien plus, Buleux étudiant la montée des revendications séparatistes au sein de l’Union européenne, montre comment, loin de fragiliser cette dernière, elles pourraient être sa chance de survie, sa résilience politique quand les Etats-nations se verraient contraints de rebattre les cartes en interne pour tenter, eux, de subsister.
L’auteur explique comment ces séparatismes, loin de provenir ex nihilo, s’enracinent dans une histoire ancienne qui resurgit sous des prétextes tenant, bien souvent, à une contestation des politiques publiques mises en œuvre par l’Etat central visant à une péréquation des moyens, notamment financiers. Ainsi, les régions les plus riches (Lombardie en Italie, Flandres en Belgique, Catalogne en Espagne) dirigent-elles leurs exaspérations et leurs griefs à l’encontre de régions moins bien nanties et considérées comme des freins au développement économique, les premières se plaignant de payer pour les secondes.
Mais, au-delà de cette écume contingente, fruit, pour l’essentiel, d’évolutions politiques et partisanes susceptibles, au moment opportun – c’est-à-dire à un stade de maturité suffisant – d’éclater et de se faire entendre urbi et orbi, il est intéressant de noter l’existence d’un déterminisme centrifuge, d’une logique naturelle de fragmentation, sorte de constante ethnologique inhérente aux génies des peuples. Ainsi, Buleux souligne-t-il que « la paix entre les Etats-nations fut la pierre d’achoppement de la création, notamment des communautés européennes. Il est fort probable, précise-t-il, que cette notion, encore abstraite après la IIe Guerre mondiale, devenue réalité […] soit également la cause initiale, même inconsciente du développement et du droit à se séparer ».
Notre essayiste met l’accent sur le caractère foncièrement utopique, voire déraisonnable de l’évacuation par les naïves déclarations d’intention des pères fondateurs – et leurs tigres de papier juridiques subséquents – du conflit comme irréductible et unique possibilité d’existence de la société politique européenne. Le juriste Carl Schmitt n’enseignait-il pas que « l’unité politique est toujours, tant qu’elle existe, l’unité décisive, totale et souveraine. Elle est ‘‘totale’’ parce que, d’une part, toute occasion qui se présente peut devenir politique, et de ce fait, être concernée par la décision politique, et que, d’autre part, l’homme est saisi tout entier et existentiellement dans la participation politique. La politique est le destin » (La notion de politique, Flammarion, 2009).
S’agissant de l’artificialité de la construction européenne sous tutelle bruxello-luxembourgeoise (comprendre dans l’étau de la Commission et de la Cour de justice de l’Union européenne) Buleux en conclut aisément que « la crainte d’un conflit armé entraîne un regroupement, une union face à un ennemi commun ; l’absence de cette crainte belliqueuse permet aux Européens de s’interroger, voire de militer pour des fragmentations territoriales négociées. Le conflit armé est facteur de fusion, d’union nationale, voire internationale, alors que l’absence de guerre (la paix, donc, par antithèse) est constitutive d’autres intérêts ».
Les actuelles résurgences populistes mâtinées d’autonomisme et de régionalisme s’expliqueraient, en grande partie, par ce processus de pacification institutionnelle, dur pour ce qu’il a de doux, à l’œuvre dès les débuts de la construction technocratique européenne.
Toutefois, il ne faudrait pas, dans un même élan, déconsidérer l’autre processus, bien plus ancien, d’édification des États-nations. Si, en effet, comme le rappelle Feltin-Tracol, « les États-nations ont eux-mêmes encouragé la funeste tendance à uniformiser les peuples », leurs incontestables excès ne peuvent occulter la possibilité de correctifs constitutionnels allant dans le sens d’une authentique reconnaissance – à tout le moins, s’agissant de la France – des provinces charnelles dans un cadre néo-fédéraliste tel que l’entendait un certain Charles Maurras…
L’Europe des peuples face à l’Union européenne de Franck Buleux, éditions L’Æncre, collection « À Nouveau Siècle, Nouveaux Enjeux », dirigée par Philippe Randa, 226 pages, 25 euros. Pour commander ce livre, cliquez ici.
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