11 juin 2016

L’hexagone en question

Par Euro Libertes

par Jean Mabire.

Ce texte est tiré du livre La torche et le Glaive, réédité aux éditions de L’Æncre. Publié en octobre 1963 dans la revue L’Esprit public, il n’a rien perdu de son actualité.

On ne dérange jamais sans dommage le confort intellectuel et surtout celui de cette masse vaguement nationale et timidement socialiste, ce marécage sentimental d’une classe bourgeoise, ou plutôt embourgeoisée, de plus en plus nombreuse et de plus en plus médiocre.

Nous nous proclamons activistes européens. Cela nous rend suspects à une gauche comme à une droite, aussi sclérosées que l’extrême droite et l’extrême gauche sont conservatrices.

Il est singulier de constater le frémissement que prennent toutes les formations politiques françaises quand il est question de remettre en cause d’une manière ou d’une autre un hexagone immobilisé dans son orgueilleuse autonomie et sa fragile unité.

Pourtant, on respire de fort bonnes idées dans l’air gaulliste. Qu’on le veuille ou non jamais la décentralisation économique pour ce qui est de l’intérieur et la paix sur le Rhin pour ce qui est de l’extérieur n’ont été aussi officiellement prônées.

On peut, bien sûr, se poser la question de la sincérité de telles paroles, cette politique n’en porte pas moins des fruits profonds et irréversibles. De plus en plus, les jeunes cadres du pays comme les masses populaires ressentent le besoin d’une politique à la fois régionaliste et européenne. Et faute de l’avoir compris à temps les grands partis traditionnels ne survivront pas à l’épreuve des réalités nouvelles.

Ce changement d’horizons est un fait nouveau et révolutionnaire.

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Mais le nationalisme reste menaçant. Paradoxalement, il constitue, à côté des discours décentralisateurs et des velléités européennes, un des fondements du régime et il risque d’empoisonner les plus urgents et les plus utiles de ses élans vers l’unification du continent et vers le développement des régions.

Ce nationalisme est pratiquement le même d’un bord à l’autre de l’échiquier politique. Ostentatoire chez les uns ou hypocrite chez les autres, il procède toujours du chauvinisme jacobin. Ce chauvinisme jacobin fut l’héritier de l’absolutisme capétien et le précurseur de la centralisation napoléonienne.

Ce nationalisme exacerbé est une constante de la politique gauloise. Il a permis la politique revancharde et colonialiste qui fut celle de la IIIe République, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Il a empêché la constitution de l’internationale socialiste en 1914, tout comme celle de l’internationale nationaliste en 1934, précipitant ainsi les peuples européens dans deux guerres fratricides. C’est le même nationalisme qui a abouti à la désastreuse politique du « tout ou rien » en Algérie, écartant toutes les solutions raisonnables – du fédéralisme au partage.

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Tout le monde se nourrit en France d’un même mythe hexagonal, tout le monde est imprégné d’un impérialisme, parfois inconscient et souvent généreux, qui considère la nation française comme un tout qu’il n’est possible ni de diviser ni d’aliéner. Les régionalistes sont toujours suspects d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État tout comme les Européens d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État. Il paraît d’ailleurs que ces deux chefs d’accusation n’en font qu’un seul depuis quelque temps, ce qui permet d’être à la fois régionaliste et européen… Il serait d’ailleurs assez stupide d’être l’un sans l’autre.

Ce dogme de la France « une et indivisible » a d’ailleurs recouvert les pires divisions. Incapables d’admettre des différences entre les individus ou entre les régions, les Français se sont habitués à l’intolérance. Dans un pays hypercentralisé, la tentation du parti unique reste permanente. La volonté d’unanimité nationale a toujours rempli les prisons et favorisé les exils. La révocation de l’édit de Nantes ou la proclamation de l’article 16(1) procèdent d’un même état d’esprit, dominé par la hantise de l’unité nationale.

Quelles que soient leurs divergences doctrinales, quelles que soient même les haines qui les séparent, les nationalistes français appartiennent à la même chapelle et ne peuvent admettre par définition aucun nationalisme étranger. Ils vous parlent encore, pour peu qu’on les y pousse, de l’impérialisme allemand ou de l’égoïsme anglais. Ils peuvent encore moins admettre un nationalisme à une autre échelle que la leur. Le nationalisme basque ou le nationalisme européen les met en fureur. D’autant plus en fureur qu’il ne s’agit plus de nationalismes étrangers et qu’ils se sentent menacés sur deux fronts. Entre ces deux extrêmes du nationalisme, les patriotes hexagonaux partent en guerre avec des arguments qui remontent à Barrès pour le mieux et au brav’général Boulanger pour le pire.

Les nationalistes français, obsédés par le mot même de nationaliste, par la divinisation de ce mot, sont incapables de comprendre que la France ne peut pas vivre sans que vivent intégralement, c’est-à-dire librement, chacun des peuples qui la composent. Ils sont tout aussi incapables de comprendre que la France ne peut pas survivre non plus sans se fondre organiquement dans un ensemble plus vaste, à la mesure des nécessités de ce siècle.

La nation traditionnelle est menacée aujourd’hui tout à la fois par en haut, c’est-à-dire par l’Europe, et par en bas, c’est-à-dire par les régions. Mais la menace de l’Europe est en réalité une sauvegarde et la menace des régions est en vérité un enrichissement.

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Si les nationalistes, au lieu de s’attacher à des mots et à des définitions, voulaient s’attacher un peu plus aux hommes et aux réalités, ils ne tarderaient pas à s’apercevoir de la nature infiniment diverse et complexe de la nation française.

Les nationalistes ont répété pendant des années : « Si nous perdons l’Algérie, ce sera demain le tour de la Corse, puis de la Bretagne, enfin de l’Auvergne… » Mais, dans le même temps, ils prônaient une politique d’intégration d’inspiration indéniablement jacobine, c’est-à-dire profondément rebelle « à la nature des choses ». Si on avait tout de suite réalisé l’Algérie algérienne, au lieu de proclamer l’Algérie française, on n’aurait sans doute pas assisté au triomphe de l’Algérie arabe. Les Français nationalistes n’ont jamais voulu comprendre que les problèmes n’étaient pas les mêmes à Dunkerque et à Tamanrasset. Ils ne comprennent toujours pas qu’ils ne sont pas les mêmes à Strasbourg et à Bayonne, à Nice et à Lille, à Toulouse et à Rennes, à Bastia et à Rouen.

Les nationalistes français ignorent les richesses de la France : ces peuples complémentaires et ces cultures magnifiques qui ont été systématiquement étouffés par une centralisation délirante. Eux qui craignent le nivellement de leur nation par l’Europe, ils ont d’abord nivelé toutes les nations qui portaient ombrage au royaume d’Île-de-France.

La France possède une chance immense et elle ne le sait pas. Elle est, plus qu’aucun autre pays, européenne. Elle est un carrefour des peuples européens. Elle possède à l’intérieur de ce fameux hexagone, des peuples qui pourraient servir de traits d’union avec la plupart des nations européennes. C’est d’ailleurs là que se trouve la véritable vocation régionaliste et non pas dans un folklore poussiéreux. L’Alsace ouvre notre horizon sur le monde allemand, la Flandre sur le monde néerlandais, la Normandie sur le monde nordique, la Bretagne sur le monde celtique, l’Euzkadi et la Catalogne sur le monde ibérique, la Corse, la Provence et la Savoie sur le monde latin.

Quel magnifique carrefour ! Quelle promesse européenne inscrite au plus profond de notre véritable destin national !

Un authentique nationalisme français devrait alors trouver une place harmonieuse entre le nationalisme basque et le nationalisme européen. Ce nationalisme saurait tout à la fois s’enrichir et se dépasser.

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Il faut bien avouer que les Européens se suivent et ne se ressemblent pas. On peut même dire qu’ils procèdent de conceptions radicalement différentes. Pour les uns, l’Europe est le premier palier qui permet de détruire les traditions nationales et elle ne constitue qu’une étape avant le gouvernement mondial de leur rêve. Pour les autres, l’Europe est, au contraire, la seule force assez puissante qui pourrait lutter contre la domination aveugle et tyrannique d’un gouvernement mondial. L’Europe est par essence opposée à l’Onusie et autres fariboles.

Les uns sont européens parce que l’Europe est une entité géographique et économique à l’échelle moderne. Ce sont des négociants. Les autres sont européens parce qu’ils croient à l’unité historique et culturelle des peuples du continent. Ce sont des traditionalistes et des révolutionnaires.

Il est bien évident que deux conceptions aussi opposées de l’Europe peuvent parfois se rejoindre pour des raisons tactiques, mais qu’une différence fondamentale demeure entre ceux qui rêvent d’une humanité partout semblable où un Flamand, un Poldève ou un Patagon devrait avoir le même costume, la même maison, la même automobile, le même état et la même religion, et ceux qui croient à l’autonomie des individus, des peuples, des races.

Cette notion de respect des personnes et des entités naturelles dans lesquelles elles s’épanouissent est essentiellement européenne. Elle est le bien propre de peuples attachés à l’individualisme créateur, de la Grèce antique à la Suède moderne. Elle s’oppose fondamentalement au communisme qui vient de trouver en Chine sa terre d’élection naturelle. Elle s’oppose tout autant au capitalisme, ce communisme en creux (dans le sens où Barbey d’Aurevilly disait que l’enfer était le ciel en creux).

Quand nous parlons de l’Europe nous parlons d’une Europe idéale. Mais toute l’Europe, à l’heure actuelle, est idéale et irréelle. La petite Europe, si chancelante avant même d’être achevée, ne saurait en aucun cas constituer un aboutissement. Elle sera tout au plus une expérience et peut-être un exemple.

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Les véritables Européens ne peuvent se résoudre à une Europe qui ne comprendrait ni l’Angleterre, ni la Hongrie, ni le Portugal, ni la Finlande. Et si on estime que la fraternité du sang a plus d’importance que les caprices de l’histoire ou les hasards de la géographie, la véritable Europe ne saurait exclure ni les Russes ni les Américains, ces Européens de nos avant-postes orientaux ou occidentaux, ces remparts de notre monde contre l’Asie, dont l’un se dresse demain contre la Chine comme l’autre se dressait hier contre le Japon(2).

Malgré les partisans à courte vue du nationalisme français ou même du nationalisme petit européen, nous entendons défendre à la fois le nationalisme de la plus grande Europe et le nationalisme du plus petit de ses peuples.

Un ensemble aussi vaste que celui dont nous rêvons et où l’unité militaire et économique doit être sans fissure n’a qu’une seule chance d’échapper à la déshumanisation : c’est de respecter et même de développer et au besoin d’inventer) des cellules étatiques à l’échelle humaine. Celles-ci sont d’ailleurs inscrites dans le sol et dans le sang, elles constituent des ensembles sentimentaux et culturels parfaitement définis. Elles ont été autrefois des nations et elles seront demain des états.

Tout comme les états qui constituent les États-Unis ou l’Union soviétique, les états européens de demain ne seront égaux ni par la population ni par la superficie. Ils auront l’avantage de n’être pas artificiels et ils sauront résister à un pouvoir fédéral qui voudrait outrepasser ses droits dans des questions qui doivent rester à l’échelle locale – comme la question scolaire par exemple.

Certains de ces états européens exprimeront un nationalisme réel (l’Euzkadi, la Catalogne, la Croatie ou la Sicile, par exemple). D’autres ne constitueront qu’un simple régionalisme (les trois ou quatre grandes provinces de l’Angleterre proprement dite). La plupart trouveront dans la nouvelle formule fédérale un compromis indispensable entre le nationalisme outrancier et le régionalisme insuffisant (l’écosse, la Bavière, la Toscane, la Normandie, le Jutland, etc.).

Les irrédentismes ne pourront perdre leur virulence qu’au sein de l’Europe, tout comme les régions ne pourront trouver vie qu’au cœur d’un vaste ensemble. Seule une Europe, pétrie tout à la fois d’unité et de diversité, pourra calmer le Sud-Tyrol ou réveiller la Bourgogne.

Ce problème des minorités – et une grande région est toujours dans un certain sens une minorité – est d’ailleurs la frontière qui sépare les vrais Européens des faux Européens. La chance de l’Europe est avant tout dans ces petits peuples qui ont réussi à préserver des traditions différentes, mais complémentaires et enrichissantes pour le patrimoine commun. Pour les vrais Européens, l’Europe doit se faire non seulement en instituant un pouvoir supranational, mais encore en morcelant les nations actuelles. C’est pourquoi la résistance des vieux nationalismes du siècle dernier est d’une stricte logique, même si on la considère comme une volonté de suicide. Car aucune nation du siècle dernier ne peut plus vivre seule.

Le drame des nationalistes à l’ancienne mode est de mélanger tous les plans. Héritiers des conceptions absolutistes monarchique, jacobine ou napoléonienne, ils ne peuvent admettre que des problèmes différents doivent être traités à des échelons différents. Les problèmes militaires et les problèmes culturels par exemple peuvent très bien se résoudre à part les uns des autres. Prenons un seul exemple, celui de l’armée suisse : le calibre des fusils est un problème fédéral et la langue d’instruction est un problème cantonal.

La Suisse est un parfait exemple des échelons successifs auxquels doivent être posés et traités les problèmes. Et ce qui se passe dans le Jura bernois(3) est l’exception qui confirme la règle et montre que rien n’est parfait dans ce monde – ce qui serait finalement très ennuyeux. Le fait qu’il y ait des terroristes en Suisse est finalement un signe de santé virile…

Mais, privé du support nationaliste, que devient le génie de la France ? Il devient justement ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un génie spirituel. Le génie français des poètes et des peintres, des romanciers et des sculpteurs, n’a absolument pas besoin qu’il existe des douaniers – le seul douanier qui ait apporté quelque chose au génie de la France est le douanier Rousseau.

Le génie de la France, c’est une langue lentement façonnée au cours des siècles, c’est la couleur des nuages et la pente des collines, c’est une harmonie et c’est aussi un élan.

Nous aurions beaucoup à dire sur le génie de la France. Mais nous croyons qu’il ne sera en rien affecté parce qu’il existera une aviation stratégique européenne ou une gendarmerie régionale savoyarde.

L’ère des nationalismes clos est dépassée. Les nations totalitaires sont mortes.

Mais les peuples européens demeurent et la nation européenne va naître.

Notes

(1) L’article 16 est un article de la Constitution de la Ve République qui donne des pouvoirs spéciaux au chef de l’État en cas de circonstances exceptionnelles. Il fut utilisé par le général De Gaulle au temps du putsch des généraux d’Algérie et de l’OAS (du 23 avril au 30 septembre 1961).

(2) Faut-il ainsi être obsédé par la Chine communiste et l’Asie ? L’empire chinois n’est-il pas finalement aussi fragile que l’était l’empire soviétique ? Pourtant, ce milliard d’hommes risque de poser quelques problèmes dans l’avenir…

(3) Le problème du Jura bernois, région de langue française dans un canton helvétique germanophone, secoua la confédération pendant de longues années jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée par la création d’un nouveau canton en 1979. La capitale en est Délémont et on compte moins de 70 000 habitants dans ce canton.

Normand et Européen tout ensemble, Jean Mabire (1927-2006) est l’auteur de plus de 100 livres, dont de nombreux récits historiques sur la Normandie, la 2e Guerre mondiale, les religions nordiques… Il est également romancier et chroniqueur littéraire.

La Torche et le Glaive

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