Le polar français
Passionnant numéro que celui consacré au polar français par le magazine apériodique, Livr’Arbitres[1] dirigé par les excellents et talentueux Xavier Eman et Patrick Wagner. Assurément, cette nouvelle livraison d’une revue que l’on ne présente plus tant elle s’est confortablement installée – gageons-le, pour très longtemps – dans le paysage littéraire français, fera date.
Si tout n’est pas traité, en revanche, tout y est remarquablement traité. Certes, l’on pourrait regretter que Maurice Leblanc et son célèbre Arsène Lupin ou Gaston Leroux et son non moins mondialement très connu Rouletabille aient été laissés dans un oubli aussi inexpliqué que surprenant. Mais l’on ne peut faire grief à la direction éditoriale d’opérer des choix qui, par définition, sont purement arbitraires et souffrent d’autant moins la critique que l’ambition de leur magnifique revue ne prétend nullement l’élever à un encyclopédisme rébarbatif.
C’est ainsi que Francis Bergeron commence ce copieux dossier du « noir » français en brossant ce qu’il appelle « l’âge d’or du roman policier » à travers les trois collections mythiques qui ont précisément symbolisé cet âge d’or : « Fleuve Noir », « Le Masque » et la « Série Noire ». Cette dernière, dirigée par Marcel Duhamel[2] chez Gallimard, a compté parmi les signatures les plus prestigieuses du genre : Peter Cheyney[3], James Hadley Chase[4], Ed McBain, Horace McCoy, mais aussi des Français tels Albert Simonin[5], José Giovanni auquel un article est consacré dans la revue et qui fut un des piliers de la « Série Noire » avec des titres (quasiment tous couchés sur la pellicule) comme Le Trou, Le Deuxième souffle, Classe tout risque, La Scoumoune-L’excommunié. Même Peter Randa, plus familier du Fleuve, y signera quatre romans[6].
Le concurrent direct de la « Série Noire » était « Le Masque » spécialisé dans le roman policier à énigme dont l’auteur emblématique fut Agatha Christie mais qui accueillit quelques plumes francophones comme Stanislas-André Steeman (L’assassin habite au 21, Le dernier des six), Charles Exbrayat[7], Pierre Siniac (valeur sûre de la Série Noire mais qui gratifia Le Masque d’un brillant Aime le maudit).
Quant au « Fleuve Noir », difficile d’oublier ces livres de gare à bon marché aux couvertures superbement illustrées par le Bordelais Michel Gourdon. Outre Peter Randa cité plus haut qui y remplit les rayonnages de nombreux romans, on y trouve aussi Frédéric Dard (que l’on ne présente plus), Paul Kenny (et sa divertissante série des Coplan) ou Jean Bruce (et son célèbre OSS 117).
Mais, au-delà de ces célèbres maisons, restent tout de même les auteurs qui n’ont pas peu contribué au rayonnement d’icelles et de bien d’autres. Ainsi, à côté des illustres Simenon, Léo Malet, Giovanni, Fajardie, Jonquet et autres Boileau-Narcejac, retrouve-t-on les incontournables ADG et Manchette, ci-devant « papes du néo-polar » selon la formule consacrée mais implacablement frappée d’obsolescence, le genre ayant du mal à se renouveler de fond en comble depuis lors, le thriller le surpassant désormais d’une bonne tête.
Telle est, en effet, l’impasse du polar français qui ne parle plus au lecteur parce qu’il ne décrit plus le réel, quitte à le parer, pour les besoins de la cause, de quelques atours esthétiques et littéraires de bon aloi. Le récit fantastique à la Da Vinci Code ou des auteurs commerciaux comme Harlan Coben, permettent à un imaginaire hors-sol de baguenauder dans un espace-temps relevant bien souvent du jeu vidéo pseudo-réaliste à la Assassin Creed. Edgar Allan Poe et Arthur Conan Doyle (sans parler d’Ellery Queen) sont bel et bien morts et enterrés, les successeurs se faisant attendre…
Le romancier Pierric Guittaut se désole ainsi de voir que « les auteurs qui écrivent les histoires et les journalistes qui les promotionnent sont désormais totalement déconnectés de la réalité du champ social criminel français. […] Sont-ils restés suffisamment proches des couches populaires les plus modestes pour connaître la réalité du milieu criminel moderne et l’évoquer avec crédibilité ? Connaissent-ils les ressorts du terrorisme islamiste ? La réalité carcérale française, le simple langage de rue ? » La réponse est évidemment connue comme en atteste l’actualité éditoriale d’un genre essoufflé et anémié (en dépit de quelques talentueuses promesses comme Marie Vindy ou Thierry Marignac).
« Le problème du polar français, ajoute-t-il avec une mordante lucidité, est que désormais, pour certains, évoquer la simple réalité revient à ‘‘faire le jeu du Front national’’ ». Sur la scène de crime de l’intelligence, ces plumitifs niaiseux laissent traîner tellement d’indices qu’ils sont aisément confondus et rapidement traduits aux assises de la crétinerie la plus crasse. Mais il manque parfois de bons magistrats pour les condamner à la perpétuité d’un oubli définitif et sans appel. Et les haches des bourreaux ne sont plus aussi affûtées et tranchantes que jadis, à telle enseigne, diagnostique derechef l’ami Guittaut, qu’« écrire un polar français authentique en 2017 reviendrait à mettre en cause ou à pointer du doigt l’ensemble du système politique et médiatique qui a permis l’élection d’un Emmanuel Macron par exemple, et à dévoiler au lecteur les ressorts économiques qui se cachent derrière ».
Bref, la feuille de route est toute tracée : on demande des polars métapolitiques et subversifs.
Notes
[1] Automne 2017, n°24.
2 Il considérait que ce que l’on trouvait dans sa collection était « rarement conformiste. On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu’ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois il n’y a pas de mystère. Et quelquefois même, pas de détective du tout. Mais alors ?… Alors il reste de l’action, de l’angoisse, de la violence — sous toutes ses formes et particulièrement les plus honnies — du tabassage et du massacre » (Jean-Noël Mouret, 50 ans de Série noire Gallimard 1945-1995, Brochure réalisée par la Fnac, 1995, p. 2.).
3 La Môme vert-de-gris, Cet homme est dangereux, tous deux adaptés au cinéma avec Eddie Constantine en 1953, l’un réalisé par Bernard Borderie, l’autre par Jean Sacha.
4 Au sein d’une production pléthorique, on citera Traquenards, Eva ou encore Pas d’orchidées pour Miss Blandish, ce dernier porté à l’écran en 1971 par Robert Aldrich, Giovanni, Manchette, Randa, Siniac.
5 La fameuse trilogie du gangster Max le Menteur avec Touchez pas au grisbi, Le cave se rebiffe, Grisbi or not Grisbi devenu Les Tontons flingueurs au cinéma
6 Freudaines (1955), Une paire d’ailes au vestiaire (1955), Jusqu’au dernier (1956 ; l’année suivante, le livre fera l’objet du film éponyme particulièrement réussi de Pierre Billon avec Paul Meurisse, Raymond Pellegrin et Jeanne Moreau), Dis-moi tue (1956).
7 Il y fit vivre son héroïne l’Ecossaise Imogène McCarthery avec, notamment, Ne vous fâchez pas, Imogène !
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Philippe Randa,
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