La norme reconnue de droit international uti possedetis juris, principe coutumier utilisĂ© dĂšs quâil sâagit de dĂ©terminer, et dâautoriser, les frontiĂšres dâun nouvel Ătat, sert, le plus souvent, hors la pĂ©riode dĂ©jĂ ancienne de la dĂ©colonisation, Ă renforcer, Ă pĂ©renniser les frontiĂšres existantes.
Dans les annĂ©es 1990 qui nous paraissent dĂ©jĂ si lointaines, la toute rĂ©cente chute du Mur de Berlin et lâĂ©clatement de lâURSS ont eu pour effet de donner un sens plus lĂąche Ă cette expression, libĂ©rant dâun carcan fĂ©dĂ©raliste socialiste les RĂ©publiques soviĂ©tiques, yougoslave et tchĂ©coslovaque. La reconnaissance des anciennes divisions administratives, les anciennes rĂ©publiques fĂ©dĂ©rĂ©es, a alors servi de reconnaissance Ă de nouvelles frontiĂšres.
Mais au-delĂ des consĂ©crations administratives prĂ©existantes, dâailleurs pas toujours respectĂ©es si lâon se rĂ©fĂšre Ă la crĂ©ation de lâentitĂ© territoriale du Kosovo, nĂ©e ex nihilo, voire, hors dâEurope, du Sud-Soudan, fruit de nĂ©gociations internationales, ce principe dâintangibilitĂ© ne consacre-t-il pas la force de lâinertie et le rejet de toute volontĂ© populaire tendant Ă lâindĂ©pendance â nouvelle â dâun territoire ?
LâintangibilitĂ© des frontiĂšres et le rĂ©veil des identitĂ©s sont-ils compatibles ? Aujourdâhui, la Catalogne frappe Ă la porte de lâindĂ©pendance, voici peu lâĂcosse y aspirait et elle compte rĂ©itĂ©rer. La Flandre, le Pays basque, la Corse, le pays de Galles, lâItalie du nord (la Lombardie, la VĂ©nĂ©tie) sont des rĂ©gions oĂč des mouvements rĂ©gionalistes, autonomistes, voire sĂ©paratistes, ont des rĂ©sultats Ă©lectoraux significatifs. Et je nâĂ©voque, ici, que des territoires situĂ©s Ă lâouest de notre pĂ©ninsule eurasienne.
Incontestablement, partout dans le monde, mais y compris en Europe occidentale, on assiste à un réveil des nationalités.
Et Renan, que vient-il faire dans ce réveil ? Par quel apport cet auteur peut-il enrichir ce débat ?
En 1882, Ernest Renan prononce en Sorbonne sa fameuse confĂ©rence Quâest-ce quâune nation ? Dans laquelle il dĂ©finit cette notion, loin de tout rĂ©ductionnisme liĂ© Ă la langue ou, par exemple, Ă la race. Pour synthĂ©tiser sa pensĂ©e, une nation est la fusion entre ce qui fut et la volontĂ© de devenir, une synergie entre lâhĂ©ritage et la pensĂ©e collective de continuer ensemble lâaventure humaine sur un territoire dĂ©fini. Il sâagit donc de cĂ©lĂ©brer, mais aussi dâorganiser, cette Ă©nergie humaine, carburant volontariste, Ă la fois fruit du passĂ© Ă travers lâhĂ©ritage et perspectives dâavenir.
Or, il nâest pas de nation sans peuple. Câest cette prĂ©sence humaine, cette population, prĂ©sente sur cette terre, qui va porter lâidentitĂ© nationale. Mais cet homme, porteur dâidentitĂ©, nous rappelle Renan, ne sâimprovise pas : il accepte son statut, son rattachement, via un double consentement, celui du passĂ© et celui du devenir. Il est le lien, la fidĂ©litĂ© qui le relie au passĂ© et le transporte vers lâavenir, devenant ainsi transcendance. Souvent, nos intellectuels contemporains mettent en avant le plĂ©biscite au quotidien auquel se rĂ©fĂšre effectivement Renan pour rendre son nationalisme acceptable, comme si ce dernier Ă©tait totalement dĂ©saccordĂ© du passĂ©, du rĂ©cit national. Mais, pour Renan, le culte des ancĂȘtres fait partie de lâidentitĂ© nationale de chacun. Notre vieille nation, la nĂŽtre, fruit dâune dynastie, nâest pas nĂ©e en 1789, ni en 1958, ni Ă une autre date⊠Lâenvie de poursuivre lâaventure France, la nation France ne peut que se fonder sur lâensemble de notre rĂ©cit national, sur nos hĂ©ros, ceux qui ont fait la France.
Cette dĂ©finition de la nation est-elle compatible avec lâintangibilitĂ© des frontiĂšres ?
Les nations ne sont ni immuables, ni immortelles. Les individus, constituant la nation, peuvent perdre cette transcendance, cette fusion, cette cohérence entre une terre et son peuple.
Au-delĂ dâun simple changement de nature politique (dâun systĂšme monarchique Ă une organisation rĂ©publicaine, par exemple), une population peut souhaiter sâunir avec dâautres pour exalter une union nĂ©e de lâhistoire ou des exigences contemporaines, ou, au contraire, souhaiter se sĂ©parer de ses anciens co-nationaux, devenus Ă leurs yeux, Ă©trangers Ă ce quâils sont ou, Ă tout le moins, extĂ©rieurs.
En effet, lâexigence volontariste de lâhomme exprimĂ©e par Renan symbolise dâabord le maintien du souvenir commun et, ensuite, le continuum national, câest-Ă -dire cette adhĂ©sion concrĂšte et pĂ©renne Ă une aventure commune.
En derniĂšre instance, câest le peuple qui dĂ©cide du principe politique du continuum national. Or, Ă lâĂ©poque de Renan, on se mĂ©fie du rĂ©fĂ©rendum, coincĂ© entre souverainetĂ© populaire jacobine et plĂ©biscite napolĂ©onien. Pourtant, cette option semble constitutionnellement naturelle chez Renan.
Citons lâauteur : « Une nation nâa pas plus quâun roi le droit de dire Ă une province : âTu mâappartiens, je te prends. Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelquâun en cette affaire a droit dâĂȘtre consultĂ©, câest lâhabitantâ » ; il poursuit par « Une nation nâa jamais un vĂ©ritable intĂ©rĂȘt [âŠ] Ă retenir un pays, malgrĂ© lui. »
Et Renan va jusquâĂ Ă©voquer le mot interdit dans nos Ătats-nations, prohibĂ© y compris par nos Ă©lites europĂ©ennes actuelles, celui de sĂ©cession.
Qui peut dĂ©cider de la sĂ©cession dâune partie dâune nation, sinon ses propres habitants ? Sur quels critĂšres ? Du double critĂšre du souvenir permanent qui, portĂ© par le prĂ©sent, aborde lâavenir. Nietzsche nâaffirmait-il pas : « Ohne Erinnerung hat der Mensch keine Zukunft » (en français dans le texte : Sans mĂ©moire lâhomme nâa pas dâavenir).
Pour en revenir Ă des questions contemporaines, jâai choisi deux tentatives rĂ©fĂ©rendaires dont les rĂ©sultats ne furent pas Ă la hauteur des exigences des sĂ©cessionnistes mais qui nâen demeurent pas moins reprĂ©sentatives :
- Dâabord, dans la province francophone canadienne de QuĂ©bec, le rĂ©fĂ©rendum du 30 octobre 1995 portait sur la question suivante : « Acceptez-vous que le QuĂ©bec devienne souverain, aprĂšs avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat Ă©conomique et politique, dans le cadre du projet de loi sur lâavenir du QuĂ©bec et de lâentente signĂ©e le 12 juin 1995 ?». Avec un taux de participation record de prĂšs de 94 %, le « oui » recueillit 49,41 % des suffrages exprimĂ©s. 54 288 voix seulement sĂ©paraient les deux camps sur prĂšs de 5 millions dâĂ©lecteurs. Pour rappel, quinze ans plus tĂŽt, ce mĂȘme type de question nâavait recueilli que 40 % de votes positifs.
- Ensuite, plus rĂ©cemment, il y a trois ans, le 19 septembre 2014, la partie Ă©cossaise du Royaume-Uni rejetait le vote favorable au processus menant lâĂcosse sur la voie de la spĂ©cificitĂ© strato-nationale. Seuls prĂšs de 45 % de la population Ă©cossaise adhĂ©raient Ă cette aventure au sein des 85 % de votants, ce qui Ă©tait, ici aussi vous en conviendrez, une large mobilisation Ă lâheure de la dĂ©saffection, parfois constatĂ©e, des isoloirs.
Les questions de sĂ©cession territoriale sont donc des questions qui mobilisent lâĂ©lectorat car elles concernent leur propre identitĂ© nationale. Ce sont aussi, admettons-le, des questions qui divisent (les scores relevĂ©s traduisent une absence de consensus et des possibilitĂ©s de « revanches Ă©lectorales »). Mais nâoublions pas, que, dans les deux cas, le critĂšre dĂ©mocratique retenu Ă©tait celui de la rĂ©sidence. Or, permettons-nous de rappeler les critĂšres de lien retenus par Renan, un Ă©lan nĂ© du passĂ© pour aller vers un futur commun. Il va sans dire et les enquĂȘtes dâopinion le diront assez clairement, quâune partie des Ă©lectorats ne puise, et câest son droit le plus strict, ses motivations que dans un « prĂ©sent » jugĂ© plus confortable.
Ces deux exemples occidentaux tendent Ă prouver, toutefois, une volontĂ© importante dâun peuple (entre 45 et 49 % des exprimĂ©s) de souhaiter devenir une nation, plutĂŽt que dâĂȘtre intĂ©grĂ© Ă un ensemble ne reprĂ©sentant que partiellement son identitĂ© telle quâil la conçoit.
Puisquâil y a, aujourdâhui, une totale assimilation entre Ătat et nation, comment pourrait-il en ĂȘtre autrement ? Puisquâil y a, aujourdâhui, une totale assimilation entre nation et peuple, comment pourrait-il en ĂȘtre autrement ?
La fusion de ce triptyque Ătat-nation-peuple empĂȘche littĂ©ralement toute pensĂ©e dissidente, prenant appui sur une identitĂ© que lâon appellerait rĂ©gionale.
Le temps des grands ensembles, que nos grands auteurs vont appeler de leurs vĆux, de Renan Ă Drieu la Rochelle, face aux guerres civiles europĂ©ennes, quâelles datent de 1870 ou de 1914, nâempĂȘche nullement cet Ă©panouissement rĂ©gional. Le droit des peuples Ă disposer dâeux-mĂȘmes nâaurait-il servi quâĂ la dĂ©colonisation ou, Ă dĂ©faut, au post-communisme ?
Les Empires, pour nĂ©cessaire quâils puissent ĂȘtre, ne peuvent ĂȘtre fondĂ©s que sur un partenariat entre les nations. Renan lâaffirme, dans sa confĂ©rence, « la libertĂ© [âŠ] serait perdue si le monde nâavait quâune loi et quâun maĂźtre ». La confĂ©dĂ©ration europĂ©enne est dans lâesprit de Renan, une espĂ©rance de paix et de concorde, mais elle ne transcende pas les nations, elle les accompagne.
Si notre civilisation, issue du monde grĂ©co-romain, est commune, Ă nous EuropĂ©ens, dâici comme dâoutre-Atlantique, chaque nation apporte une note, une musique, qui lui est propre.
Chaque nation porte en elle ses hĂ©ros et quand un peuple entend les transporter, faisant de chacun dâentre eux, la mĂ©moire dâune volontĂ© renouvelĂ©e, cette nation se pĂ©rennise.
Renan nâexclut personne. LâidentitĂ© dâune nation nâest pas une rĂ©serve indienne mais elle nĂ©cessite de puiser dans un passĂ© les substances du devenir.
Qui nâa rĂȘvĂ© en lisant des Ă©crivains cĂ©lĂšbres de devenir un autre ? Qui nâa rĂȘvĂ©, se fondant sur des rĂ©cits nationaux extĂ©rieurs, de se rĂ©vĂ©ler un autre ?
En choisissant une nation, on en devient lâemblĂšme. On lâadopte ou plutĂŽt on est adoptĂ© par elle.
Le XXIe siĂšcle sera-t-il spirituel, comme le dĂ©clarait Malraux ? Si je reprends la dĂ©finition de la nation de Renan, « la nation est une Ăąme, un principe spirituel », nous nâen doutons pas.
La France, « grande chaudiĂšre » selon Renan, Français et fier Breton, ne saurait ĂȘtre Ă lâĂ©cart de ce grand mouvement.
(ConfĂ©rence de lâauteur tenue pour le colloque Ernest Renan du jeudi 28 septembre 2017).

LâEurope des peuples face Ă lâUnion europĂ©enne de Franck Buleux, Ă©ditions LâĂncre, collection « Ă Nouveau SiĂšcle, Nouveaux Enjeux », 226 pages, 25 euros.
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Philippe Randa,
Directeur dâEuroLibertĂ©s.