Zinoviev et le grand avènement de la démocratie totalitaire
Alexandre Zinoviev devint un dissident de la société mondiale après avoir été un dissident soviétique. À l’époque, il y avait des dissidents ; maintenant, comme dit Paul Virilio, il n’y a plus que des dissuadés.
En 1998, le maître répond à une interview et explique que tout allait bien à l’ouest quand nous étions sous la menace soviétique (le capital avait peur) : « Pendant la guerre froide, la démocratie était une arme dirigée contre le communisme, mais elle avait l’avantage d’exister. On voit d’ailleurs aujourd’hui que l’époque de la guerre froide a été un point culminant de l’histoire de l’Occident. Un bien-être sans pareil, un extraordinaire progrès social, d’énormes découvertes scientifiques et techniques, tout y était ! »
La fin du communisme fut le crépuscule de nos droits sociaux et politiques (fin de l’Histoire !) : « Mais la fin du communisme a aussi marqué la fin de la démocratie, notre époque aujourd’hui n’est pas que postcommuniste, elle est aussi postdémocratique. Nous assistons aujourd’hui à l’instauration du totalitarisme démocratique, ou si vous préférez à l’instauration de la démocratie totalitaire. »
Zinoviev décrit très bien le redoutable mondialisme qui naît du défunt et redouté communisme : « Aujourd’hui nous vivons dans un monde dominé par une idéologie unique, un fait unique, par un parti unique mondialiste. La constitution de ce dernier a commencé à l’époque de la guerre froide, quand des structures transnationales se sont mises en œuvre sous les formes les plus diverses : médias, sociétés bancaires, sociétés commerciales… Malgré leurs différents secteurs d’activité, ces forces étaient unies par leur nature supranationale. Avec la chute du communisme, elles se sont retrouvées aux commandes du monde. »
Cette démarche est suicidaire, qui va à terme, avec la crise du Covid, nous priver de nos libertés, de nos économies et aussi (pourquoi pas ?) de nos vies : « Les pays occidentaux sont donc dominateurs, mais aussi dominés car ils perdent progressivement leur souveraineté au profit de ce que j’appelle la “supra société”. Elle est constituée d’entreprises commerciales et non commerciales dont la zone d’influence dépasse les nations. Les pays occidentaux sont soumis comme les autres au contrôle de ces structures non nationales… Or la souveraineté des nations est elle aussi une part considérable et constituante du pluralisme, donc de la démocratie, à l’échelle de la planète. »
Zinoviev comprend l’horreur européenne : « L’intégration Européenne qui se déroule sous nos yeux, provoque, elle, la disparition du pluralisme au sein de ce conglomérat, au profit d’un pouvoir supranational. »
Il comprend que nous ne connaîtrons plus de démocratie politique ou économique comme à l’époque de la guerre froide : « Les pays occidentaux ont connu une vraie démocratie à l’époque de la guerre froide. Les partis politiques avaient de vraies divergences idéologiques et des programmes politiques différents. Les organes de presse avaient des différences marquées, eux aussi. Tout cela influençait la vie des gens, contribuait à leur bien-être. C’est bien fini.
Parce que le capitalisme démocratique et prospère, celui des lois sociales et des garanties d’emploi devait beaucoup à l’épouvantail communiste. L’attaque massive contre les droits sociaux à l’ouest a commencé avec la chute du communisme à l’est. »
À la fin des années 90, les socialistes sont de pures canailles (voyez aussi les excellents pamphlets de Guy Hocquenghem et de mon éditeur Thierry Pfister qui datent des années 80) : « Aujourd’hui les socialistes au pouvoir dans la plupart des pays d’Europe mènent une politique de démantèlement social qui détruit tout ce qu’il y avait de plus socialiste justement dans les pays capitalistes. Il n’existe plus en occident de force politique capable de défendre les humbles. L’existence des partis politiques est purement formelle. Leurs différences s’estompent chaque jour d’avantage. »
C’est le totalitarisme financier jadis expliqué par Paddy Chayefsky dans Network (1976) : « La démocratie tend aussi à disparaître de l’organisation sociale occidentale.
Cette super structure non démocratique donne des ordres, sanctionne, bombarde, affame. Même Clinton s’y conforme. Le totalitarisme financier a soumis les pouvoirs politiques. Le totalitarisme financier est froid. Il ne connaît ni la pitié, ni les sentiments. Les dictatures politiques sont pitoyables en comparaison de ce totalitarisme-là. Une certaine résistance était possible au sein des dictatures les plus dures, aucune révolte n’est possible contre une banque. »
L’andouille qui interroge Zinoviev l’accuse déjà de théorie du complot quand Zinoviev ne pratique que la théorie de la constatation. Zinoviev rappelle que nous sommes très abrutis : « Nous sommes dans une époque postidéologique mais en réalité la supra idéologie du monde occidental diffusée au cours des 20 dernières années est bien plus forte que l’idéologie communiste ou nationale-socialiste. Le citoyen occidental est bien plus abruti que ne l’était le Soviétique moyen par la propagande communiste. Dans le domaine idéologique, l’idée importe moins que les mécanismes de sa diffusion. Or la puissance de diffusion des médias occidentaux est énorme. (…) Il suffit que la décision soit prise de stigmatiser un Karadzic ou un Milosevic et ça y est, une machine de propagande planétaire se met en branle. Et alors qu’il faudrait juger les dirigeants occidentaux pour viol de toutes les règles de droit existantes… La majorité des citoyens occidentaux sont persuadés que la guerre contre la Serbie était juste. »
Puis Zinoviev fait une remarque intéressante sur un sujet que j’avais évoqué dans la presse russe (pravda.ru) : « L’Occident se méfiait moins de la puissance militaire soviétique que de son potentiel intellectuel, artistique, sportif. Parce qu’il dénotait une extraordinaire vitalité. Or c’est la première chose à détruire chez son ennemi. Et c’est ce qui a été fait. La science Russe dépend aujourd’hui des financements Américains et elle est dans un état pitoyable, car ses derniers n’ont aucun intérêt à faire travailler leurs concurrents. Ils préfèrent faire travailler les savants Russes aux États-Unis. Le cinéma soviétique a lui aussi été détruit et remplacé par le cinéma Américain. »
Le destin de l’Amérique est d’abrutir et de « fabriquer de la merde » comme me disait un jour le grand et courageux cinéaste Richard Brooks : « En littérature, c’est la même chose. La domination mondiale s’exprime, avant tout, par le diktat intellectuel ou culturel si vous préférez. Voilà pourquoi les Américains s’acharnent depuis des décennies à faire baisser le niveau culturel et intellectuel du monde : ils veulent baisser au leur pour pouvoir exercer ce diktat. »
J’ai évoqué ces réalités dans mes textes sur la culture comme arme de destruction massive. Regardez ce qu’ils ont fait de l’Inde ou de l’Asie… Tous abonnés à Marvel comics ! Même Scorsese ou Ridley Scott s’en sont plaint…
Tout cela est irrésistible car c’est malheureusement un vieux processus. C’est l’uniformisation entamée depuis la Renaissance. Ici Zinoviev rejoint Spengler et René Guénon : « Le processus d’uniformisation du monde ne peut être arrêté dans l’avenir prévisible. Car le totalitarisme démocratique est la dernière phase de l’évolution de la société occidentale. Évolution commencée à la Renaissance. »
Sources
Extrait du livre d’Alexandre Zinoviev La grande rupture (L’Âge d’homme). L’entretien a été réalisé par Victor Loupan à Munich en juin 1999 quelques jours avant le retour définitif de Zinoviev en Russie.
https://alexandrelatsa.ru/2008/01/la-grande-rupture-analyse-de-la-supra-societe-globale/
https://www.pravdareport.com/opinion/122042-western_culture/
https://strategika.fr/2020/08/07/la-culture-moderne-comme-arme-de-destruction-massive/
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