18 septembre 2017

Peut-on préférer une injustice à un désordre ?

Par Bernard Plouvier

Lorsqu’il y a vingt-cinq siècles, Platon a lancé sa triade d’antithèses Bien-Mal, Juste-Injuste, Beau-Laid, il a omis de se référer à l’antithèse première, fondement des trois autres, parce qu’elle est – comme tout comportement humain – génétiquement commandée : Ordre versus Désordre.

Ce faisant, le grand Platon, maître-étalon (sans allusion perfide à sa sexualité si particulière) de la philosophie occidentale, a fait errer les commentateurs, critiques ou enthousiastes, de la vie en commun, les théologiens, sociologues, psychologues de toutes les chapelles possibles et – derniers venus – les politologues, ainsi que des gens d’apparence plus sérieuse, les juristes et les théoriciens des mathématiques, de la physique et de la biologie.

Puis vint un bisexuel, le grand Goethe, qui fâcha bien des gens et en combla d’autres avec sa phrase célèbre (et un peu arrangée par ses admirateurs) : « Je préfère une injustice à un désordre »… alors que l’iniquité est le pire désordre social et moral !

 

Prolégomènes

L’éthologie – la vraie : celle des observateurs scientifiques, pas celle des théoriciens religieux ou politiques – a largement démontré l’innéité de tous les comportements. Humain ou non, chaque comportement est commandé par l’action de multiples gènes sur le noyau des cellules cérébrales. Il s’agit d’une hérédité plurifactorielle complexe, très différente des caractères simples dits mendéliens, commandés par une seule paire de gènes (où chaque membre de la paire provient de l’un des parents, étant en partie remanié lors du crossing-over des 30 premières minutes de vie) : la couleur des iris est l’exemple classique de caractère mendélien ou mono-factoriel.

Le cerveau est un organe composite que l’humain partage à des degrés divers avec l’ensemble des genres du règne animal. Il est devenu classique, depuis la fin du XXe siècle, de le différencier en néocortex, paléocortex et archéocortex (Mac Lean, 1990).

L’humain est le seul primate dont le néocortex (les hémisphères cérébraux) soit doté de six couches, superposées et reliées entre elles, de neurones, soit le double des couches du grand singe le plus doué : le chimpanzé. Il a également le plus étendu de tous les néocortex des espèces animales, grâce à un très grand nombre de sillons qui ravinent sa surface pour l’accroître sans exiger un trop gros volume. Le nombre de neurones est fixé une fois pour toutes et les neurones lésés ou détruits du néocortex ne peuvent être régénérés ou remplacés.

Homo sapiens sapiens n’utilise qu’une faible partie du meilleur de ses trois cerveaux, ce néocortex, qui le différencie radicalement du reste du monde animal, lui offrant ses capacités de raisonnement, de jugement, d’analyse et de synthèse, de libre arbitre et de transcendance. C’est ce que Plotin (in 4e Ennéade) nommait « le pilote du corps ». C’est la partie du cerveau qui planifie et prévoit, ce qui parfois amène le succès ou, dans d’autres cas, fait suivre un mirage.

Les deux autres cerveaux, communs avec le reste du règne animal et dotés de trois couches neuronales, sont en revanche largement utilisés, ce qui n’est pas forcément une bonne chose.

Le paléocortex, correspondant à ce qu’anatomistes et physiologistes nomment le système limbique, est le cerveau des émotions élaborées, des activités ludiques (dans l’hémisphère dominé) et sexuelles, de la mémoire, de l’odorat, mais aussi de la morale élémentaire, celle de la primauté accordée à la protection des enfants et à la conservation de l’espèce.

Dans tout le règne animal, l’olfaction joue un rôle majeur dans l’excitation sexuelle : le paléocortex est le domaine de régulation des phéromones, mais elles existent en grande quantité dans le règne végétal, notamment dans de multiples variétés de champignons. Le paléocortex est le cerveau des préférences, le centre du favoritisme et du rejet. C’est la partie du cerveau privilégiée par les femelles dans toutes les espèces de mammifères. Même à l’âge adulte, on peut assister à la création de neurones dans le paléocortex, singulièrement dans une zone indispensable à la mémoire à court terme, l’hippocampe, sous l’influence d’un facteur stimulant codé par les chromosomes 11.

L’archéocortex, vulgairement appelé « cerveau reptilien », correspond aux neurones du diencéphale (les « noyaux gris centraux ») qui modulent la motricité volontaire et peuvent modifier le sens de l’initiative motrice aussi bien que l’expression des sentiments et des désirs. Il établit une hiérarchie des sensibilités (sur le plan sensoriel et non émotionnel du terme) et régule le comportement thermique aussi bien que de très nombreuses sécrétions hormonales. C’est surtout le centre majeur, en coordination avec le paléocortex, de l’agressivité et de son contraire : la soumission. C’est la partie du cerveau qui raisonne de façon manichéenne, en ami-ennemi, étant vouée à la seule conservation de l’individu et à sa domination territoriale, en bref : la partie du cerveau vouée à la lutte pour la vie.

Toutes les espèces animales ont en commun le sens de la domination et de la protection d’un territoire (Ardrey, 1967). Ce peut être une lutte individuelle, une lutte de clan (chez les mammifères et les oiseaux) ou une activité collective (les exemples des fourmis, termites et hyménoptères sont bien connus). Le racisme, la xénophobie, la haine meurtrière naissent et trouvent leur refuge naturel dans l’archéocortex, pour la part agissante, et dans le paléocortex, pour la part émotionnelle. L’agressivité, dans toute espèce, est la condition de la domination territoriale, elle-même nécessaire à la sécurité de l’activité de reproduction : « L’agressivité est le principal garant de la survie » (Ardrey, 1971).

Le paléocortex et l’archéocortex dominés (ceux du cerveau droit chez un droitier) sont les centres de l’agressivité que le néocortex dominant (gauche chez le droitier) tente de réguler, en la maîtrisant, comme l’ont montré les études réalisées chez des épileptiques dont on avait coupé, au niveau du corps calleux, les fibres nerveuses (les connexions axonales) unissant les deux parties de l’encéphale (Sperry, 1983). Le néocortex dominant peut être assimilé à l’ange gardien de la tradition religieuse perse antique, passée ensuite chez les Juifs et les chrétiens.

L’un des deux hémisphères, le dominant, est le cerveau du raisonnement logique, de l’ordre et de la méthode. C’est le maître du langage (élaboration, articulation et compréhension), de la planification des activités physiques et intellectuelles, de la prise de décisions, des prévisions et des anticipations (c’est le rôle de la partie la plus antérieure du cortex frontal), des spéculations intellectuelles, morales et spirituelles (rationalisées). En résumé, c’est le cerveau de l’abstraction, de l’imagination et de la transcendance. À l’ère de l’informatique, certains ont cru bon de qualifier cet hémisphère cérébral, voué à la synthèse, de « cerveau numérique ou digital ».

Très schématiquement, l’on peut présenter l’hémisphère cérébral dominé comme celui de l’intuition, des émotions, du sens artistique, de l’habileté manuelle, de la mémoire topographique et de l’orientation dans l’espace, de l’analyse des détails (comme la reconnaissance des voix, des visages et des silhouettes), des activités ludiques (dans le paléocortex dominé), du mysticisme (dans le néocortex dominé en coopération avec l’hémisphère dominant, où s’élabore la rationalisation métaphysique), des spéculations magiques et financières (Brugger, 1997). C’est le « cerveau analogique » des inconditionnels de la métaphore informatique, où la dopamine, qui dans le néo- et le paléocortex est le neurotransmetteur des affects agréables, semble jouer un rôle très important (Brugger, 1997).

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Philippe Randa,
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