L’impérialisme paneuropéiste
À cette enseigne, privilégier l’empire, comme unité politique de l’alter-Europe communautarienne, organiciste, fédéraliste et albo-ethnique suggérée par Feltin-Tracol, ne paraît guère incompatible, a priori, avec la haute conscience de soi que requiert toute attitude nationaliste conséquente. L’européanité représente l’aboutissement identitaire d’un processus intellectuel dont « l’Europe aux cent drapeaux » symbolise l’abstraction théorique parfaite. Elle se cantonne, cependant, à n’être qu’une vue de l’esprit, une pure construction intellectuelle, dans la mesure où elle achoppe sur les irréductibles réalités ethno-nationales des États-nations eux-mêmes résultats d’un long processus historique prenant acte, d’abord de l’effondrement de l’Empire carolingien, ensuite du Saint Empire romain germanique.
Comme le rappelle Feltin-Tracol, à la suite d’Alain de Benoist, « l’Empire n’est pas avant tout un territoire, mais fondamentalement un principe ou une idée. L’ordre politique y est en effet déterminé, non par des facteurs matériels ou par la possession d’une étendue géographique, mais par une idée spirituelle ou politico-juridique » (L’idée d’empire). La nation répond à une définition exactement inverse en ce qu’elle « trouve son origine dans la prétention du royaume à s’attribuer des prérogatives de souveraineté en les rapportant, non plus à un principe, mais à un territoire ». La nation est d’ordre patrimonial et tellurique, l’empire d’ordre idéel et incorporel. Dit autrement, la nation revendique explicitement une prise de terre qui implique une occupation physique mais aussi et surtout politique, quand l’idée d’empire, s’affranchissant des limites territoriales nationales, prétend les subsumer sous un imperium, « la force quasi mystique de l’auctoritas » selon Julius Evola. Or, se pose inévitablement la question de la légitimité de l’« empereur » : civile (par élection ou hérédité), militaire (par conquête) ou divine ?
Mais il y a plus, car si les empires connus dans l’histoire ne l’ont jamais été à l’état pur, « les historiens ont souvent décrit l’histoire des peuples comme l’affrontement perpétuel entre l’empire et la nation – Perses et Grecs, Romains et Gaulois, Saint-Empire et France. La lutte soutenue par le peuple français dans sa construction nationale, face à l’hégémonisme des Habsbourg est là pour illustrer cette dynamique d’affrontement », observe judicieusement le géopolitologue Aymeric Chauprade (Géopolitique. Constantes et changements dans l’Histoire, Ellipses, 2003) qui précisait que « l’histoire de la construction de la France, c’est l’histoire d’un combat multiséculaire contre l’idée d’un empire européen. L’idée française, en tant que nation indépendante s’est bâtie durant mille cinq cents ans par opposition aux tentatives impériales, souvent venues de l’Est, qui voulaient absorber le territoire historique de la Gaule ».
Le paneuropéisme, de droite ou de gauche, est convaincu que la continuité continentale doive mécaniquement impliquer l’unification politique, inscrivant implicitement mais nécessairement un tel raisonnement (largement démenti par l’Histoire, ainsi qu’en atteste la chute fracassante des empires) dans la téléologie progressiste d’un improbable « sens de l’Histoire ». Ici, la géographie est entendue comme un déterminisme, une incoercible loi d’airain qui dicterait son nomos, interdisant de facto à l’Histoire de s’en arracher, condamnant, dès lors, des peuples divers réunis sous la férule d’un empereur ou d’une dyarchie (sinon un triumvirat comme aux débuts de l’Empire romain) à subir un destin qui n’est pas le leur. L’idée d’empire n’est pas spontanément plébiscitée par les peuples qui ont naturellement tendance à lui préférer des espaces « à taille humaine », plus conformes à leurs aspirations et affinités sociales ou communautaires.
L’empire traduit encore une propension à la démesure dans sa prétention « à concilier l’un et le multiple, l’universel et le particulier » (De Benoist, précité). Problème philosophique aussi ancien qu’Héraclite qui, le premier, en posa les termes au Ve siècle avant J.-C. Mais l’on sait avec Platon et surtout Plotin, que cette dialectique de l’un et du multiple participe de la recherche de la vérité. Par hypothèse, celle-ci, dans l’ordre des activités humaines, est nécessairement relative et plurielle. Or, sauf à ruiner ses propres assises, l’idée d’empire ne peut conséquemment s’accommoder du pluriversum, la force centripète de son principe la portant irrésistiblement vers un universum auquel elle ne peut se soustraire. Ici, l’hénologie (ce qui se rapporte à l’un) l’emporte sur l’ontologie, le principe impérial primant sur l’ethos des nations. Historiquement, l’idée d’empire a démontré qu’elle était le laboratoire temporaire (en dépit d’expériences impériales qui, à l’instar de l’Empire romain ou du Saint Empire germanique, firent montre d’une remarquable longévité) d’erreurs désormais indélébiles qui allaient durablement décrédibiliser tout projet impérial, même pacifique à l’instar de l’Union européenne actuelle.
Parce qu’il convient de définir précisément l’empire selon une taxinomie qui le distingue de toutes les autres formes d’unités politiques existantes, l’on retiendra celle suggérée par l’historien Jean Tulard pour qui l’empire se caractérise par une volonté expansionniste, une organisation centralisée, des peuples encadrés par une armature politique et fiscale commune la croyance en une supériorité d’essence, un début et une fin clairement identifiés (Les Empires occidentaux de Rome à Berlin PUF, 1997). La notion d’empire, dans la mesure où elle fit l’objet d’une mise en œuvre aussi ancienne qu’éprouvée, doit, si l’on peut dire, « répondre de ses actes » à la barre de l’Histoire. Fixer cette notion au firmament inatteignable des idées pures, comme le font (d’ailleurs brillamment) Alain de Benoist ou Georges Feltin-Tracol, à la suite d’auteurs substantiels comme Julius Evola ou Carl Schmitt, est une entreprise qui semble desservir la cause qu’ils veulent défendre. Partant, ils font l’économie de confronter directement leur idéal paneuropéen à la praxis impériale qui, ainsi que l’a montré l’universitaire Emmanuel Buron, « pendant les XVIe et XVIIe siècles, les propagandes françaises et espagnoles développent des théories impériales au profit de leurs souverains respectifs. Cependant, les réformes et l’affirmation des États en Europe tendent progressivement à périmer l’idée d’une unification religieuse et politique de la Chrétienté, tandis que les grandes découvertes ouvrent largement l’espace du monde à conquérir. L’idée impériale médiévale cède progressivement à l’impérialisme colonisateur moderne ; et c’est précisément à ce moment que la notion d’Europe pénètre le discours politique. C’est aussi le moment où on représente le continent sous une forme humaine : il s’agit moins d’affirmer l’unité (problématique) des pays européens, que les droits d’une Europe figurée en monarque à s’approprier le monde » (« L’Europe : allégorie géographique et idéologie impériale au XIVe siècle en France », in Genèse et consolidation de l’idée européenne, Presses de l’Université de Coimbra, 2009, p.193).
C’est dire que la volonté de puissance demeure le grand impensé pudique de la notion d’empire qui finit par devenir hégémonique, lors même, comme l’affirme Dario Battistella, que « l’hégémonie, c’est l’exact contraire de l’empire », soulignant, nonobstant, que l’hégémonie peut conduire à l’empire (« La notion d’empire en théorie des relations internationales », Questions internationales, La Documentation française, 2007, p.26).
En résumé, si l’européanité de Feltin-Tracol n’est guère prise en défaut, jusqu’à emporter à elle seule l’entière conviction de l’auteur de ces lignes, son européisme de la démesure prenant prétexte d’un impérialisme idéel – qui n’est, finalement, que le faux masque d’un impérialisme concret de la conquête et de la prise de terre – au nom des plus louables intentions – en l’occurrence, la sauvegarde de la race blanche –, parce qu’il emprunte les chemins escarpés de l’utopie, achoppera toujours, tout au moins en ce qui concerne le continent européen, sur les réalités irréductibles des nations charnelles.
Le paneuropéisme, parce qu’il porte en lui-même – précisément à cause de sa dimension utopique – la promesse aussi fallacieuse que dangereuse de l’impolitique est, de ce fait, proprement anti-schmittien en ce qu’il s’adosse à l’intenable axiomatique de la fin du conflit et donc du politique entre « frères » européens.
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