Comment écrire une histoire « convenable » de l’Algérie Française ?
Considérons un rat de bibliothèque qui grignote indéfiniment tous les ouvrages se rapportant à l’Algérie française. Tel un amateur de voitures anciennes qui court les brocantes pour récupérer les pièces introuvables qui lui permettront de reconstituer un véhicule aujourd’hui disparu, il amasse les informations dont les moins convenables sont remisées dans les enfers des bibliothèques officielles. Elles devraient ainsi lui permettre de rétablir dans son intégrité l’histoire de cette province disparue.
Les décennies s’écoulant se dessinent des lignes de force qui tendraient à remettre en cause les postulats imposés par l’enseignement labellisé « conforme », dispensé dans les lycées et les universités, postulats dont l’objet est une condamnation irrévocable de la colonisation. Verdict de circonstance puisque destiné à camoufler sinon absoudre les palinodies et les fautes des hommes politiques qui ont définitivement scellé le sort de la province en 1962 et à donner bonne conscience à une métropole ignorante qui les avait cautionnés.
L’édifiant ouvrage de Jacques Frémeaux Algérie 1830-1914 (Desclée De Brouwer) le démontre magistralement. Nous limiterons toutefois notre exercice à la seule période de l’occupation dite « restreinte ».
On ne peut l’aborder sans avoir préalablement réglé la question de la préexistence d’un État algérien au débarquement des troupes françaises à Sidi Ferruch.
L’auteur souligne que « les partisans de la souveraineté française se sont refusés dès le début à admettre qu’il existait avant 1830 un véritable État algérien ».
Encore faudrait-il prouver cette existence. Pour étayer cette thèse, il est fait appel au professeur Gilbert Meynier qui se réfère à des formules évoquant, dès le XVIe siècle, une patrie et un État algérien (watan al-Jazâ’ir et dawda al-Jazâïr) Pour autant n’est pas précisé ce que recouvre politiquement et territorialement al-Jazâïr et c’est bien là que surgit l’ambiguïté sinon l’imposture. Comment, par exemple, des Mozabites ou des Chaouis auraient-ils pu se prévaloir d’une telle appartenance ?
Encore faudrait-il revenir aux fondamentaux. Qu’est-ce qu’un État ? Juridiquement et pour faire simple, il s’agit d’une entité politique qui, dans le cadre de frontières territoriales établies, assure l’ensemble des pouvoirs d’autorité et de contrainte collective sur une population permanente, en vue de satisfaire l’intérêt général.
Or, pudiquement, Jacques Frémeaux note que, malgré une grande autonomie vis-à-vis de Constantinople, la Régence d’Alger « est moins avancée que ses voisins dans la constitution d’un pouvoir indépendant ».
D’autant que, comme il le souligne, « l’autorité effective du pouvoir turc ne s’étend que sur une petite partie du pays, Tell, Hautes Plaines, le Sahara lui échappant presque totalement ».
Des observateurs de l’époque sont d’ailleurs conduits à constater que « la nationalité arabe n’existait pas quand les Français sont venus renverser le gouvernement des Turcs ». C’est ce qui explique que Abd el-Kader prétendait « la reconstituer ». Mais comment reconstituer quelque chose qui n’a jamais existé !
C’est sans doute l’inexistence de structures stables et fiables qui aurait conduit Abd el Kader à « fonder un État algérien indépendant » pour mettre fin « à l’époque de l’anarchie ». Ce qui tendrait à remettre en cause la prétendue disparition d’une administration qui en fait n’avait que très fragmentairement et très localement existé.
Le lecteur découvre un Abd el-Kader fondant son autorité et sa légitimité de souverain arabe et musulman.
C’est là que cette prétention de l’Émir ne saurait relever que d’un vœu pieux quand on sait que, comme il est fort judicieusement rappelé, la masse de la population se compose de deux grands ensembles, les arabophones et les berbérophones. Les uns comme les autres, sont soumis à des us et coutumes et des langues dialectales qui diffèrent d’une région à une autre. Qui plus est, les confréries religieuses, aussi nombreuses que concurrentes, occupent le terrain en imposant selon l’auteur une infinité de rites et de pratiques propres à chacune d’entre elles.
Abd el-Kader à la tête d’un quelconque « État algérien » indépendant ? Bigre !
Jacques Frémeaux ne manque pas d’évoquer les difficultés que rencontre l’Émir pour asseoir son autorité. Ainsi doit-il , entre autres expéditions, soumettre la population des Bibans et des Zibans, ce qui présuppose une hostilité de leur part. Il nous est aussi rappelé qu’Abd el-Kader est loin de faire l’unanimité. Il n’a pu notamment s’imposer aux Kabyles et il est vainement entré en conflit avec la confrérie Tidjjany d’Aîn Mahdi, près de Laghouat.
On apprend mieux pourquoi, afin d’imposer une autorité trop souvent contestée, l’Émir a rendu « une justice rapide et expéditive, souvent très rude ».
L’étudiant en droit constitutionnel le moins assidu serait quand même en mesure d’affirmer que ce qui caractérise un État souverain c’est l’exercice des pouvoirs qualifiés de « régaliens » concernant notamment la sécurité. C’est à ce titre qu’il dispose d’une armée. Nous apprenons que celle de l’Émir se compose de 8 000 fantassins, 2 000 cavaliers et 240 artilleurs. Chiffres impressionnants pour une milice mais largement insuffisante pour assurer la sécurité d’un État indépendant, d’une population de 3 millions d’habitants (selon les chiffres retenus par l’auteur à défaut de tout recensement effectué par la régence ottomane) et s’’étendant sur des centaines de milliers de kilomètres carrés au relief on ne peut plus accidenté.
Alors ? S’efforçant néanmoins de prendre en compte les arguments des adeptes de la fiction d’une expédition française de 1830 ayant envahi l’État algérien, Jacques Frémeaux, avec cette bienveillance qui le caractérise, est conduit à un constat qui devrait permettre la réintroduction dans l’enseignement officiel, d’un paragraphe, à défaut d’un chapitre, sur les quelques bienfaits de la colonisation : « Certes la vérité historique exige un peu plus de nuances. Il est incontestable que l’occupation française a donné à l’Algérie des frontières précises et élargies, une administration uniforme et efficace, des structures économiques évoluées, conditions indispensables à tout Etat-Nation moderne ».
CQFD.
Merci, qui ?
Si l’on devait tirer un enseignement du cas qui vient d’être traité, on pourrait affirmer, une fois de plus, que l’accumulation de faits historiquement avérés ne contribue pas pour autant à l’établissement d’une histoire officielle.
Oublions l’Algérie un instant… Aucun historien ne conteste la vénalité d’un Danton ou d’un Mirabeau et pourtant…
En 2019 rien ne vous empêche de boire un demi à la terrasse d’un café parisien face à la statue du premier alors que sous le pont du second coule la Seine…
Au sortir d’une jeunesse algérienne et de l’avortement d’une vocation militaire qui a irrémédiablement fait « putsch » en 1961, Jean-Pierre Brun, s’est reconverti en juriste de terrain pour faire carrière dans l’industrie avant de terminer sa vie professionnelle comme délégué général d’un syndicat national patronal. Son humeur on ne peut plus vagabonde enfin retrouvée, il peut désormais s’adonner à sa vraie passion : l’Histoire et l’Algérianisme.
Livre de Jean-Pierre Brun
aux éditions Dualpha
Témoignages pour un engagement. OAS Métropole-1961-1962, collectif, 2008
J’étais dans l’OAS Métro Jeunes-1961-1962, 2008
Chroniques de l’Algérie française, préface de Jean Bourdier, 2009
Le « Moi » du Général, 2009
Une Presse nationale de combat 1960-197…, préface de Philippe Randa, 2010
Camus autrement, préface de Laurence Brun-Mircher, 2011
Algérie 54-62… Un autre jeunesse française, préface d’Yves Sarthe, 2013
Les voies incertaines de la Repentance. Algérie 1830-1962, préface de Thierry Rolando, 2015
D’Azzedine à Si Salah. Une étude sur « La paix des braves », préface de Jean-Pierre Blanchard, 2016
Hélie Denoix de Saint Marc, entre honneur et sainteté, préface de Père Christophe Kowalczyk, 2019
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