L’éternelle opposition entre individualistes et activistes
L’enseignement du délicieux « anarchiste avec des paillettes métaphysiques » Jésus de Nazareth, transmis et déformé tant par les Évangiles canoniques et apocryphes (qui diffèrent tant les uns des autres, à l’exception des synoptiques qui sont tirés d’une source commune) que par le génial propagandiste Saül de Tarse, devenu Paul, assura le triomphe en Occident de l’individualisme, après un millénaire de glorieuses aventures collectives en Grèce, à Rome, en terres celtiques et germano-scandinaves… il est probable que la civilisation mégalithique occidentale qui déborda sur le nord-ouest de l’Afrique fut également une grande aventure collective des Proto-Ligures et des Proto-Ibères.
Du début du IVe siècle, quand le christianisme obtint droit de cité (et fit bientôt preuve de son fanatisme destructeur inhérent au statut de religion monothéiste), jusqu’au début du XVIIIe siècle, il devint essentiel pour un Européen d’assurer son « salut éternel ».
L’aventure collective s’effaçait – sauf quand un chef d’État charismatique entraînait ses foules de guerriers à la conquête ou à la reconquête de territoires – devant la phrase odieuse à tout homme digne de ce nom : « Je n’ai qu’une âme qu’il faut sauver » ! Toujours et partout, la promesse eschatologique fut le fondement de l’individualisme.
Du moins, le christianisme répandait-il, de façon universelle et fondamentalement dépourvue de racisme, un message d’amour (l’Agapè : l’amour du dieu-père éminent des humains et, en retour, l’amour des créatures pour leur créateur et l’amour des créatures entre elles) – ce qui se réduisit généralement à un minimum : l’aide matérielle de la veuve, de l’invalide et de l’orphelin (que les sociétés païennes antiques ne laissaient pas toujours croupir dans la misère) –, enfin et surtout un contrat de type donnant-donnant : contre une vie d’honnête labeur et de droiture, un séjour paradisiaque était offert après la mort du corps et après un passage plus ou moins long au purgatoire en juste punition des fautes vénielles.
Il est tout à fait exact que le christianisme, à l’instar du bouddhisme, apporta une singulière amélioration des relations interhumaines, du moins entre chrétiens sincères et jusqu’à ce que la déferlante islamique ensanglante l’Europe (et d’autres continents), ce qui provoqua un enchaînement de guerres et de reconquêtes. Il est non moins exact que le christianisme charria avec lui quantité d’inconvénients : un stupide rejet du corps, un sentimentalisme parfois écœurant ou menant aux accommodements, les intolérables imperfections en tous genres de ses clergés (aussi nombreux que ses schismes et ses hérésies) et le fanatisme qu’entraîne toute religion chez les psychorigides, les pervers et les imbéciles (ou esprits faibles).
Durant les années 1776-1789, se répandirent comme une traînée de poudre les phrases d’un riche planteur esclavagiste de Virginie, Thomas Jefferson, le saint Paul du nouveau culte, celui des Droits de l’homme, issu des élucubrations de John Locke et du parasite social Jean-Jacques Rousseau.
Quelques décennies auparavant, Locke avait entrouvert la nouvelle Boîte de Pandore, contenant les Droits de l’homme, riches de ce Droit naturel, tellement indéfini qu’il en devient extensible presque à l’infini. Le XVIIIe siècle, en Europe, fut une nouvelle époque d’utilitarisme et de niaiserie dégagée du christianisme. Ce n’était plus comme enfant de dieu que l’homme devait être considéré : il avait gagné son droit au bonheur par le simple fait d’être né.
Dans Le christianisme dévoilé, de 1751, l’athée d’Holbach faisait (pesamment) du « bonheur de l’individu et de ses semblables » l’unique sens de la vie. Une nouvelle conception de la sagesse était née, faite d’hédonisme et de strict matérialisme.
De 1830 aux années 1910, le matérialisme se maria au scientisme et les nouvelles valeurs à honorer devinrent : Sciences et Techniques, Liberté d’entreprendre et de commercer, Bonheur acquis grâce à l’argent, quelle que fût la façon de le gagner.
En 1919, tout était consommé. Une guerre qui paraissait insurpassable en horreur et en destructions avait ruiné les épargnants patriotes de tous pays (mais enrichi quantité de margoulins), avait tué 10 millions de jeunes hommes (mais avait épargné les ouvriers affectés spéciaux ainsi que les planqués à relations) et totalement détruit les valeurs humanistes chez les survivants des combats… critiquer l’immoralité des régimes nazi et soviétique, sans se référer aux horreurs vécues sur le front, puis lors des guerres et guérillas civiles qui suivirent la fin officielle de la Grande Guerre, est littéralement se moquer du monde.
Commença une nouvelle époque d’aventures collectives, exaltantes pour les militants et leurs chefs. Face aux dévots de l’individu-roi (l’activiste acharné de la réussite sociale et le cotisant de l’assurance-vie éternelle), l’histoire humaine renouait avec le « Teilmensch » (littéralement : un être partiel, en langue allemande), non pas un individu, et pas forcément de sexe mâle, à qui il manque quelque chose, mais l’élément d’un tout, le membre d’une communauté, l’être qui se dévoue, corps et esprit – l’athée laisse aux dévots et aux mystiques l’âme, qui présuppose la foi en une divinité et un au-delà – à sa cause, se sacrifie pour elle… et, parfois, abandonne tout ou partie de sa conscience éthique pour assurer le triomphe de la cause et le succès apparent de l’homme charismatique qui la personnifie.
Au début de toute grande aventure collective, l’on trouve un besoin de justice et d’ordre, une volonté de renaissance collective. Le don intégral de soi est, pour le militant, le gage nécessaire à l’obtention d’un sentiment de plénitude de vie, à la promesse d’une forme de grandeur, de noblesse, voire d’héroïsme.
Il est évident que cet enthousiasme dégénère inévitablement en fanatisme. Toute aventure exaltante a besoin d’un double objectif : bâtir quelque chose de grand, beau, noble, utile à la communauté et triompher des inévitables ennemis. C’est à propos des ennemis que le militant s’expose à perdre tout ou partie de sa conscience éthique, en estimant que « seul compte le but » (variante : « Tous les moyens sont bons pour triompher ») et que l’ennemi est par essence fongible (« jetable »).
Certes, le péril moral est grand – et Kierkegaard l’avait amplement démontré en 1843 dans son œuvre éthique majeure : Ou bien, ou bien… –, mais rien ne vaut le stimulus de la grande aventure collective pour donner un sens à la vie. Les leçons de l’histoire devraient servir à éviter l’écueil éthique majeur… si l’histoire doit servir à quelque chose, c’est bien à cela.
Chez l’individualiste comme chez le Teilmensch, l’on retrouve, en proportions variables, de la raison et du sentiment, un élan et des crises de doute ou de lassitude – il existe des velléitaires de la foi comme du dévouement –, de l’idéal et de l’égoïsme, en résumé, un panel de qualités et de défauts humains.
On cherche ou l’insaisissable et fugace bonheur ou une raison de vivre en se dévouant. Et on le fait en fonction de sa constitution génétique, qui programme tous les comportements animaux ainsi que la puissance de ce libre arbitre (que les philosophes du XIXe siècle ont glorifié sous le nom de volonté).
Seul, sur Terre, l’humain est doté de cette transcendance qui lui fait passer intentions et actions au crible de sa conscience éthique… l’étude de l’histoire doit rendre très prudent quant à la surestimation de ce garde-fou, face aux prestiges de l’action en soi, du pouvoir ou des « plaisirs » que procure la richesse.
La conclusion tient en une phrase : une crise morale naît du trop brutal et trop complet renversement des valeurs éthiques. Notre ère nouvelle ferait bien de méditer l’histoire des civilisations.
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Philippe Randa,
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