10 novembre 2017

Pourquoi Ibn Khaldun préfère les gens des campagnes à ceux des villes

Par Nicolas Bonnal

Je n’ai aucune illusion sur notre civilisation bourgeoise et scientiste et moderniste et tout. Elle est déjà morte. Le salut ne sera que personnel et clanique. Voyons pourquoi maintenant, alors que l’urbanisation, le confort, les routines, l’abrutissement médiatique (neuf heures par jour en moyenne pour le citoyen US) nous ont tout retiré, forces, résistance, lucidité, humanité.

Timbre Ibn Khaldun

Ibn Khaldun, génie né à Tunis, esprit universel comme Aristote et digne de Tocqueville pour ses constatations et ses prédictions politiques était fasciné par la décadence de sa propre civilisation au XIVe siècle ; il n’a cessé d’étudier cette notion. Sur les rats des villes et les rats des campagnes, il a bien compris quelque chose.

Il n’aime pas les rats des villes, leur préférant les braves paysans. Il écrit : « Or les habitants des villes s’occupent ordinairement de leurs plaisirs et s’abandonnent aux habitudes du luxe ; ils recherchent les biens de ce monde transitoire et se livrent entièrement à leurs passions. Chez eux, l’âme se corrompt par les mauvaises qualités qu’elle acquiert en grand nombre, et, plus elle se pervertit, plus elle s’écarte du sentier de la vertu. Il leur arrive même d’oublier dans leur conduite toutes les bienséances… »

Sur les gens des campagnes : « Les gens de la campagne recherchent aussi les biens de ce monde, mais ils n’en désirent que ce qui leur est absolument nécessaire ; ils ne visent pas aux jouissances que procurent les richesses ; ils ne recherchent pas les moyens d’assouvir leur concupiscence ou d’augmenter leurs plaisirs. Les habitudes qui règlent leur conduite sont aussi simples que leur vie. On pourra trouver dans leurs actes et dans leur caractère bien des choses à reprendre ; mais ces défauts paraîtraient peu graves, si l’on jetait les yeux ensuite sur les mœurs des habitants des villes. Comparés avec eux, ils se rapprochent bien plus du naturel primitif de l’homme, et leurs âmes sont moins exposées à recevoir les impressions que les mauvaises habitudes laissent après elles. Il est donc clair que, pour les corriger et les ramener dans la bonne voie, on aura moins de peine qu’avec les habitants des villes… Ce qui précède suffit pour démontrer que les gens de la campagne sont plus enclins à la vertu que les habitants des villes. Dieu aime ceux qui le craignent » (Coran, sourate IX, vers. 4).

Ibn Khaldun ajoute que les habitants des villes sont lâches : « Les habitants des villes, s’étant livrés au repas et à la tranquillité, se plongent dans les jouissances que leur offrent le bien-être et l’aisance, et ils laissent à leur gouverneur ou à leur commandant le soin de les protéger en leurs personnes et leurs biens. »

Tiens, comparons avec Tocqueville : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. »

Tocqueville et Sénèque rejoignent simplement Ibn Khaldun. Il faut être Machiavel ou Léo Strauss pour aimer ce que devient notre humanité de gros assoupis manipulés menés par le bout du nez et des nénés (si vous voyiez ce que je vois en ouvrant mon répugnant portail Yahoo).

Le grand Tunisien ajoute : « Les gens de la campagne, au contraire, se tiennent éloignés des grands centres de population ; habitués aux mœurs farouches que l’on contracte dans les vastes plaines du désert, ils évitent le voisinage des troupes auxquelles les gouvernements établis confient la garde de leurs frontières, et ils repoussent avec dédain l’idée de s’abriter derrière des murailles et des portes ; assez forts pour se protéger eux-mêmes, ils ne confient jamais à d’autres le soin de leur défense et, toujours sous les armes, ils montrent, dans leurs expéditions, une vigilance extrême. »

La valeur tellurique a vécu de nos jours. Carl Schmitt dans son très bon livre sur le partisan regrette la perte du tellurisme des résistantes sociétés paysannes : Ein solcher motorisierter Partisan verliert seinen tellurischen Charakter…

Je poursuis avec le maître arabe : « Les gens qui, depuis leur première jeunesse, ont vécu sous le contrôle d’une autorité qui cherche à former leurs mœurs et à leur enseigner les arts, les sciences et les pratiques de la religion, un tel peuple perd beaucoup de son énergie et n’essaye presque jamais de résister à l’oppression. »

À l’inverse, les hommes libres – ce n’était pas des indépendantistes catalans – savaient se faire respecter : « Le lecteur qui aura bien compris la portée de nos observations, c’est-à-dire, que le contrôle d’une autorité supérieure affaiblit l’énergie des peuples, se gardera bien d’en nier la justesse ; il ne leur opposera pas l’exemple offert par les Compagnons du Prophète, qui, tout en se conformant aux prescriptions de la religion et de la loi, conservaient toujours leur force d’âme et surpassaient en bravoure tous les autres hommes… »

Le libertarien et croyant Ibn Khaldun défend un homme pieux non aliéné par l’État : « Ils s’y conformèrent avec empressement, parce que la foi et la croyance aux dogmes de la religion avaient jeté dans leurs cœurs des racines profondes. Leur énergie de caractère demeura intacte, n’ayant jamais souffert les atteintes qu’une éducation régulière et l’autorité d’un gouvernement établi auraient pu lui porter. »

Lisez la suite, elle est extraordinaire : « L’affaiblissement progressif du sentiment religieux ayant rendu nécessaires des moyens coercitifs, la connaissance de la loi devint une science qu’il fallait acquérir par l’étude ; on adopta volontiers la vie des villes et l’on prit l’habitude d’obéir aux ordres du magistrat. Ainsi se perdit l’esprit d’indépendance… »

Notre grand homme persiste contre l’administration : «… une administration présidée par un prince et un système d’éducation réglé avec méthode comptent au nombre des causes qui enlèvent aux habitants des villes leur courage et leur énergie, surtout à ceux qui, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, ont subi ces influences oppressives. Il en est bien autrement chez les habitants du désert… »

On conclut avec Ibn Khaldun : « Pour arriver au commandement, il faut être puissant ; pour obtenir la puissance il faut l’appui d’un parti fort et bien uni ; donc, pour maintenir son autorité, on a absolument besoin d’un corps dévoué au moyen duquel on puisse vaincre successivement tous les partis qui tenteraient de résister. Quand le chef est assez fort pour les dominer, ils font leur soumission et s’empressent de lui obéir. »

Je rappellerai ma récente citation de Tacite : « Ils savent se choisir des chefs, écouter ceux qu’ils ont choisis, garder leurs rangs, comprendre les occasions, différer une attaque, profiter du jour, se retrancher la nuit, se défier de la fortune, attendre tout de la valeur, et, ce qui est très rare et ne peut être que le fruit de la discipline, compter sur le général plus que sur l’armée… »

 Sources

Tacite, Germanie.

Ibn Khaldun, Prolégomènes, première partie, seconde section (classiques.uqac.ca). Traduction Mac Guckin de Slane.

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