Désordre dans la souveraineté politique
Bel essai que celui de Guilhem Golfin, docteur en philosophie, membre de l’institut d’éthique et politique Montalembert et cofondateur du Collège Saint Germain, jeune organisation consacrée à l’étude de la philosophie chrétienne.
L’auteur annonce que la souveraineté qu’« on a tendance de nos jours à faire la solution à tous nos problèmes » s’avère, en réalité, « partie prenante de ces problèmes ». Ce faisant, il renvoie dos à dos souverainistes et « supranationalistes mondialistes », tous deux s’enfermant dans « une opposition dialectique stérile », parce que « ni les uns ni les autres, bien qu’ils s’opposent, ne parviennent à penser le politique autrement que sous la forme de l’Etat-nation ». Golfin précise encore sa pensée en considérant que la théorie politique de la souveraineté « ignore notamment les continuités réelles qui existent entre la conception souverainiste et la conception supranationaliste, continuités dont la principale, et celle qui décide de tout le reste, est leur commun rattachement à la philosophie politique libérale et à l’anthropologie individualiste qui la sous-tend ».
Prenant pour point d’appui Aristote et la doctrine de saint Thomas D’Aquin, la thèse fondamentale de l’ouvrage consiste à faire choir de son piédestal une notion, la souveraineté, conçue classiquement comme le principe même du politique, lors même, selon notre philosophe, qu’elle n’en serait qu’une des multiples manifestations et non sa matrice. Depuis Jean Bodin et ses fameux Six Livres de la République, la souveraineté aurait été indûment érigée en axiomatique immarcescible qui aurait occulté sinon minimisé le politique synonyme de Bien commun. Le grief rédhibitoire adressé à titre posthume à la conception bodinienne de la souveraineté réside principalement dans le fait que Bodin aurait subsumé le politique sous la souveraineté en la fusionnant, « au prix d’une distorsion profonde », avec les attributs élémentaires de la politique que sont la potestas et l’auctoritas : « en fusionnant cette notion de souveraineté avec la puissance publique, Bodin introduit un déséquilibre manifeste, car il concentre les modalités diverses du pouvoir en une instance unique, qui en vient à cumuler toutes les attributions ». Ce faisant, d’après Golfin, la souveraineté apparaîtrait comme l’antithèse absolue de la subsidiarité, siège des libertés réelles que la souveraineté moderne aurait abusivement détournées à son profit exclusif : « on mesurera peut-être les libertés dont jouissaient nos lointains parents et que l’État moderne a progressivement accaparées. […] Seul notre individualisme culturel profond tend à nous faire considérer l’octroi de telles libertés comme un risque et une source potentielle d’anarchie. On aurait beaucoup étonné nos ancêtres en réagissant ainsi, et on les aurait surtout beaucoup scandalisés : car ils étaient fiers de leurs libertés ».
Mais notre brillant essayiste ne se contente pas de ce retournement phénoménologique de la souveraineté dont on a bien compris qu’elle aurait subverti jusqu’à la notion même de politique devenu la triviale métonymie de la puissance. Ainsi, va-t-il jusqu’à relier la souveraineté bodinienne aux profonds désordres qui affectent nos sociétés depuis l’avènement de l’individualisme. « À qui veut régénérer une Société en décadence, on prescrit avec raison, de la ramener à ses origines » préconisait Léon XIII dans son encyclique Rerum Novarum. Assurément, Guilhem Golfin fait sienne cette maxime qu’il veut d’autant plus méthodologique qu’« il s’agit […] de revenir à la tradition aristotélicienne et thomiste antique et médiévale, pour autant que les anciens ont développé une véritable science de l’homme ». Une véritable contre-révolution copernicienne qui veut faire litière de la folle modernité par le retour salutaire des sages anciens. Faisant de Dieu « le seul souverain au sens propre », l’auteur a néanmoins bien conscience « qu’en pratique il n’existe pas de nos jours une telle autorité souveraine », la modernité ayant précisément fait le pari nietzschéen de la mort de Dieu. Nihil nove sub sole. Julien Freund dans son incontournable étude sur l’essence du politique, en tenait nonobstant, lui aussi, pour un perspectivisme métaphysique et historique du politique, considérant le champ, somme toute, très circonscrit de ce dernier dévolu aux conditions d’organisation de la cité et au sort de ses membres. Comme le reconnaît Golfin, s’adossant aux Évangiles (Matthieu 28, 18), « le pouvoir politique n’est pas absolu, il a un domaine de compétence qui n’est pas strictement universel, et il est soumis à un ordre qui le dépasse ».
Une fois achevée la lecture de ce passionnant essai, on en vient à la conclusion – qui s’impose d’évidence – que Golfin pourfend la notion de souveraineté comme cache-sexe d’une impuissance politique de plus en plus structurelle. Il ne craint pas, d’ailleurs, d’ériger le paradoxe en moment clé de sa démonstration lorsque, simultanément, il fustige la souveraineté bodinienne – et post-bodinienne – comme synecdoque de l’autorité tout en concédant que « c’est en réalité l’autorité qui est combattue par le supranationalisme actuel ». La contradiction n’est qu’apparente car il est un fait que sur le temps long historique, la souveraineté a servi d’alibi pour renforcer le centralisme, jadis et naguère, celui de l’État, aujourd’hui celui du Béhémoth européo-mondialiste de l’Union européenne. La conséquence désastreuse en fut la relégation du bien commun au second voire au dernier plan.
Guilhem Golfin, Souveraineté et Désordre politique, éd. du Cerf, 208 p.
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