Analyse du large succès électoral de Viktor Orbán
Bon nombre d’observateurs hongrois et étrangers sont bouche bée depuis l’écrasante victoire de la coalition Fidesz-KDNP aux élections législatives du 3 avril 2022. L’opposition a perdu près de 900 000 voix par rapport au score cumulé des partis la composant réalisé en 2018. L’alliance de Viktor Orbán a progressé partout et a réalisé un score historique, alors que le parti nationaliste Mi Hazánk, certes en profond désaccord avec le gouvernement sur certains sujets mais disposé à voter avec la majorité gouvernementale sur d’autres, entre au Parlement. En politique interne, le match est plié comme jamais : les forces gouvernementales paraissent seules au monde. Qu’est s’est-il passé ? Pourquoi et comment, après douze années passées au pouvoir, Viktor Orbán est-il parvenu à engranger un tel succès ?
La stratégie d’union des partis d’opposition, une erreur fatale
En 2019, répondant à un journaliste l’interrogeant sur la nouvelle stratégie d’union des partis d’opposition, le Premier ministre Viktor Orbán avait tenu ces propos :
« Si l’opposition prend ce chemin, elle creusera sa propre tombe, et je n’ai pas à empêcher cela »
Cette prévision s’est révélée être exacte, la coalition gouvernementale n’ayant pas faibli face à l’alliance « tous contre Orbán ». Bien au contraire, le contexte de cette campagne n’aura fait qu’accentuer son assise électorale.
D’après des informations émanant d’analystes proches du gouvernement exprimées en off, les sondeurs avaient déjà en leur possession des données montrant un écart considérable entre la coalition gouvernementale et l’opposition dès le début du mois de mars, c’est-à-dire peu de temps après le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, une séquence bien gérée sur le plan de la communication politique par le Premier ministre Viktor Orbán.
Les sondeurs s’étaient alors bien gardés de publier de tels chiffres, puisqu’aucun des deux camps politiques n’y avait alors intérêt. Cet écart a finalement été de 18 points et de 952 603 voix. Un résultat que même des journalistes opposés à la politique gouvernementale depuis 2010 ont qualifié de « brutal » pour l’opposition.
Au sein d’une union politique, il existe toujours une force motrice, dont l’appareil est plus puissant que les appareils des autres formations. En l’occurrence il s’agit de la Coalition démocratique (DK) de l’ancien Premier ministre socialiste Ferenc Gyurcsány et du Jobbik de Péter Jakab. Pour des raisons différentes, ces deux partis n’étaient pas en situation de prendre la tête de l’opposition et de présenter leur propre candidat face à Viktor Orbán. Dans le jeu politique ayant suivi la primaire de l’opposition et la désignation d’un homme sans appareil, Péter Márki-Zay, le DK et le Jobbik ont ainsi travaillé pour leurs intérêts partisans respectifs : l’obtention du maximum de places sur la liste nationale de l’opposition et le soutien aux candidats portant leurs couleurs dans les circonscriptions.
La vie d’un parti politique — comprendre sa santé financière — dépend du nombre de mandats électoraux qu’il est capable de décrocher. Une formation politique doit avant toute chose tenir compte de cet impératif, alors que les discours grandiloquents sur le registre de l’« union sacrée » sont secondaires et déroulés seulement lorsqu’ils ne contreviennent pas aux intérêts du parti les professant.
Pour le DK de Ferenc Gyurcsány, c’est mission accomplie. Il n’avait que 4 députés en 2018 et en aura 16 dans le nouveau Parlement. Le Jobbik passe certes de 23 députés — la scission ayant débouché sur la création de Mi Hazánk s’étant produite après les élections de 2018 — en 2018 à 11 députés dans la nouvelle législature, mais pour un parti étant passé par des revirements de lignes politiques défiant l’entendement, cela reste un résultat satisfaisant.
Ne disposant pas d’un appareil aussi massif que le DK et le Jobbik, Momentum dispose quant à lui de solides réseaux dans les milieux euro-mondialistes bruxellois. Le rôle actif joué par Momentum dans la critique internationale de la Hongrie de Viktor Orbán lui a permis d’être incontournable au sein de l’opposition et ainsi d’avoir été en position de négocier de bonnes places pour finalement envoyer 11 députés au Parlement.
La présidente de Momentum, la députée européenne Anna Donáth, est d’ailleurs la seule responsable de l’opposition à ne pas avoir entamé de narration sur la recherche de bouc-émissaire après les résultats de dimanche soir. Selon elle, la responsabilité est collective et la pierre ne doit être jetée à personne en particulier. Cette attitude montre bien que son parti a bien moins de goût pour les querelles inter-partisanes hongroises que pour l’augmentation de sa surface d’influence au niveau européen.
Contrairement à ce que pourraient penser ceux ayant une connaissance superficielle de la réalité des rapports de forces politiques et de la vie des partis politiques, les stratégies d’union entre partis se finissent souvent par une accentuation des divergences, en une ligne politique relayée au second plan et en une foire d’empoigne généralisée consistant en une bataille de places. Cette règle de la vie politique a été d’autant plus vraie dans le cas hongrois qu’elle s’est appliquée dans le dos d’une tête de liste sans appareil, dépourvue de moyens financiers propres et au style hautement problématique. Mais encore : cette union comprenait le Jobbik, un ancien parti d’extrême droite retourné au profit des forces libérales anti-Orbán, autant dire une curiosité ne faisant qu’accroître la faiblesse de la stratégie d’union de l’opposition hongroise. Il est d’ailleurs clair que les électeurs Jobbik de 2018 se sont significativement détournés de la liste de l’opposition unie.
Cette règle est certes contre-intuitive, mais elle a joué à plein en Hongrie de l’automne 2021 au soir du 3 avril 2022. Viktor Orbán connaît parfaitement cette règle, et c’est à elle qu’il faisait référence dans sa déclaration de 2019 sur la potentielle contre-productivité de la stratégie d’union des forces d’opposition.
L’érosion cataclysmique de l’électorat d’opposition
Les observateurs et les dirigeants politiques commettent souvent l’erreur de sous-estimer l’intelligence de l’électeur lambda. Ils confondent la capacité à mettre des mots sur une situation et la capacité à comprendre une situation en la ressentant. S’il ne parvient pas à expliquer une situation, l’électeur lambda est néanmoins bien souvent en mesure de la comprendre, et son ressenti n’est en général pas très éloigné des conséquences qu’est capable de tirer un bon analyste politique.
En l’espèce, l’opposition ayant perdu près de 900 000 voix par rapport au scrutin de 2018, il est évident qu’une quantité non-négligeable d’électeurs ont parfaitement senti que l’union de l’opposition ne consistait pas en un renforcement d’un quelconque projet politique alternatif mais en une priorité accordée aux intérêts de formations politiques sur l’intérêt des électeurs. Tout cela servi par Péter Márki-Zay, un homme qui n’avait absolument pas son son mot à dire dans les manigances politico-partisanes du DK, du Jobbik et de Momentum — cela l’électeur lambda l’a très bien compris.
Sans disposer de tous les tenants et aboutissants, l’électeur lambda — en l’espèce, surtout l’électeur lambda du Jobbik de 2018 — a donc compris que ce qui se tramait en coulisses au sein de l’opposition était tous sauf un travail ayant pour objectif d’être en capacité de diriger le pays. L’enfumage sur la « nécessité vitale de faire bloc » face à Orbán a peiné à cacher le jeu des partis, clairement remporté par le DK de Ferenc Gyurcsány.
Les Hongrois préfèrent les hommes aux partis
Ce juste ressenti de la réalité de la stratégie d’union n’a été qu’amplifié par le fait que la culture politique hongroise a tendance à se détourner des logiques de partis pour se focaliser sur des questions ayant trait aux personnes. Les Hongrois ont une approche personnaliste de la vie politique.
En réalité, exceptés une frange nationaliste convaincue (environ 5% de l’électorat) et les adorateurs — essentiellement budapestois — de la démocratie libérale occidentale (environ 5% de l’électorat), les Hongrois votent non pas en fonction d’idées ou de questions de principe mais en tenant compte de critères éminemment prosaïques, dont celui concernant ce que leur évoque la personne appelée à les représenter.
Aussi dérangeant que cela puisse être aux yeux d’un occidental pur jus — et notamment d’un Français, dont la nation s’est justement construite par la décomposition de la féodalité au profit d’un État centralisé —, la Hongrie actuelle ne peut se comprendre sans prendre en considération ce reliquat de culture féodale restant dans la société hongroise. Les Hongrois votent pour un chef, un seigneur, et ils ont besoin de s’y identifier, leur relation à leur dirigeants étant avant tout personnelle.
Depuis le changement de régime de 1989, Viktor Orbán est le seul dirigeant à avoir su construire, au fil des années, l’image d’un personnage ayant à la fois la carrure d’un seigneur de facture hongroise et un style politique que la majorité des Hongrois comprennent.
Il n’est pas ici question d’évoquer une sorte de « petit père des peuples » ou de « culte de la personnalité » comme se plaisent à le souffler des journalistes d’opposition. Bien sûr, il existe — surtout dans une frange éduquée de l’électorat âgé féminin — une adoration sans faille envers la personne de Viktor Orbán (un phénomène due à la figure romantique du Viktor Orbán chevelu de 1989). Mais ce phénomène est secondaire et n’explique que très marginalement la dynamique Orbán.
Ce qui compte réellement, c’est ce qu’évoque la personne de Viktor Orbán aux électeurs hongrois. En résumé : Viktor Orbán porte sur lui et en lui tout ce que charrie le caractère hongrois. Ses électeurs ne sont pas nécessairement tous séduits par ses qualités ; beaucoup ont conscience que ce qu’il dégage contient aussi une charge non négligeable de défauts hongrois. L’essentiel est qu’ils constatent tous que Viktor Orbán est entier et qu’il balaie tout le spectre du caractère national hongrois. Pour le meilleur et pour le pire, avec tout ce que cela entraîne de qualités et de défauts.
Les Hongrois peuvent se montrer très durs sur leurs propres défauts en tant que peuple. Ils aiment manier l’autodérision et, quelques phrases plus loin, afficher une fierté nationale à peine surjouée. Ils sont à la fois immensément fiers et en même temps profondément complexés et meurtris. Viktor Orbán joue à merveille sur ces deux tableaux. Il fait hongrois et pense hongrois. Les électeurs le sentent et constatent qu’il est le seul sur l’échiquier politique à être naturel dans ce jeu. En privé, même les électeurs budapestois tournés vers l’Europe de l’Ouest reconnaissent tout cela.
Viktor Orbán est le seul homme politique hongrois à comprendre l’âme hongroise et à la stimuler dans sa communication et son action politique. Au lendemain des résultats de dimanche, l’avocat budapestois György Magyar, proche de l’opposition, déclarait : « Viktor Orbán est expert en matière d’âme hongroise, il est le seul à la connaître. »
Péter Márki-Zay, amplificateur de la défaite ou cause de la défaite ?
« Produit importé », « vendeur d’aspirateur », « semi-fou », « télé-évangéliste » Les communicants du Fidesz n’ont pas manqué de vocabulaire pour qualifier leur adversaire Péter Márki-Zay. Ces attaques sont le lot des campagnes électorales — particulièrement en Hongrie, où la diffamation est la règle —, seules les âmes trop précieuses s’en émeuvent. Pour fonctionner, ces attaques doivent en revanche toujours partir d’une once de réalité tangible.
En l’occurrence, force est de constater que la personnalité et le style de Péter Márki-Zay avaient de quoi interroger. Incontestablement, ce qu’il dégageait n’avait rien de hongrois. Un style américain magyarisé ou hongrois américanisé ? Difficile de qualifier ce style, tant il est inconsistant. Les forces gouvernementales n’ont en tout cas même pas eu à s’intéresser particulièrement au passé nord-américain du candidat ou encore à celui de son conseil en communication et professionnel du marketing commercial Ákos Gurzó, qui a lui aussi passé de nombreuses années aux États-Unis. Elles se sont contentées de le laisser parler, tant le style du candidat d’opposition ne correspondait en rien au style hongrois et à cette âme nationale évoquée plus haut. Tout sonnait faux dans la bouche de Péter Márki-Zay, et les Hongrois n’ont pas mis longtemps à s’en apercevoir.
Comme évoqué au paragraphe précédent, le style hongrois négatif que peut charrier un dirigeant politique n’est pas nécessairement un repoussoir. Le plus important étant que ce style soit hongrois et que les électeurs soient en mesure de s’y identifier, aussi désagréable que cela puisse leur être. Péter Márki-Zay n’aura charrié que du négatif, et qui plus est du négatif au style non-hongrois. L’observer au contact d’électeurs provinciaux en disposant de solides connaissances sur le peuple hongrois suffisait à s’en convaincre.
Par ailleurs, il est difficilement possible de ne pas penser du candidat de l’opposition qu’il est autre chose qu’un simple amateur en politique. Sa campagne aura été une succession de fautes lourdes que même les débutants en politique n’auraient pas commises.
En campagne électorale, les règles de base sont les suivantes : ne jamais tourner seul en direct sur les réseaux sociaux devant une caméra sans préparer ses propos, ne jamais se renier, ne jamais expliquer que ce que l’on a dit un jour n’est pas ce que l’on voulait dire, ne jamais dire que l’on est sur certains points d’accord avec son adversaire, ne jamais demander pardon, ne jamais insulter les électeurs (quels qu’ils soient), ne jamais donner trop d’importance à son adversaire en citant son nom à chaque fin de phrase, ne jamais dire qu’il existe des traîtres dans son propre camp, ne jamais sous-estimer son adversaire, etc. Si Péter Márki-Zay avait voulu faire exprès de commettre toutes ces fautes, il n’aurait pas mieux fait que ce qu’il a produit tout au long de la campagne.
Mais ce style et la personne de Péter Márki-Zay sont-ils vraiment les seules causes de cette terrible défaite de l’opposition ? Dans la première partie de cet article, nous avons vu que c’est en réalité la stratégie erronée d’union de l’opposition — comprenant l’anomalie politique que représente le Jobbik — qui est surtout à l’origine de cette défaite. La personne du candidat y a certes contribué mais elle n’en a certainement pas été la cause, comme l’a rappelé le journaliste András Hont au lendemain des élections, peu soupçonnable de sympathie pro-gouvernementale.
Quelques remarques sur l’intelligentsia budapestoise
L’auteur de cet article dispose de nombreuses sources au sein des milieux intellectuels, culturels et littéraires budapestois, majoritairement dominés par la gauche libérale et opposés à Viktor Orbán. Dans l’ensemble, le son de cloche de ces milieux était le même à la suite de l’hécatombe de dimanche soir : « C’est de la faute de Márki-Zay, il a raconté n’importe quoi tout au long de la campagne, c’est un c… ». Le mépris de ces milieux pour la personne de Péter Márki-Zay est sans doute encore plus violent que la détestation qu’a le noyau dur de l’électorat Fidesz envers le candidat de l’opposition. Ce dernier a donc réussi à faire l’exact inverse de ce que sont les petites gens en Hongrie tout en parvenant à se comporter de manière diamétralement opposée à ce qu’attendent les élites intellectuelles libérales hongroises. Un exploit.
Les plus sincères et les plus expérimentés de ces intellectuels libéraux se sont cependant considérablement éloignés de ce son de cloche général en osant l’explication suivante : « On ne pouvait pas gagner, on n’a plus rien à dire aux gens, et c’est bien pratique de tout pouvoir mettre sur Márki-Zay. »
Oui, la catastrophe Márki-Zay arrange bien les élites libérales budapestoises. Ainsi, ces élites n’ont pas besoin d’expliquer pourquoi, après près de douze ans de gouvernement Fidesz-KDNP, la tambouille de Ferenc Gyurcsány est toujours aussi importante à gauche, pourquoi le modèle de démocratie libérale occidentale est totalement périmé (ce qu’ils savent pertinemment), et surtout pourquoi Viktor Orbán est le seul à disposer des ressorts permettant de diriger la Hongrie. Ces élites savent tout ce qui a été évoqué précédemment, et elles bottent en touche en pointant du doigt Péter Márki-Zay.
En réalité, ces élites n’ont jamais été tant à l’aise financièrement que sous Viktor Orbán.
Elles le reconnaissent aisément en privé : crier à la dictature est un fonds de commerce très efficace. Elles y trouvent le moyen habile de se faire connaître à l’international, d’augmenter leur surface sociale et de développer leur capacité à capter subventions et argent public. Elles le font dans un pays où elles ne sont officiellement pas au pouvoir, et aiment à prétendre que le pouvoir les étouffe, alors que leur mode de vie est hautement plus confortable que celui de l’écrasante majorité des Hongrois et qu’elles savent très bien que Budapest est à bien des égards une capitale plus agréable à vivre que les capitales occidentales, que cela soit du point de vue de son atmosphère ou de la liberté de parole qui y est permise.
L’auteur de ces lignes entretient des relations amicales avec des dizaines d’intellectuels libéraux budapestois. Lorsqu’il évoque avec eux les légendes sur « la liberté de pensée écrasée par le pouvoir dictatorial du Premier ministre hongrois », cela est toujours l’occasion d’un bruyant éclat de rire débouchant habituellement sur la commande d’une tournée supplémentaire. Ceux gobant le couplet « Viktor Orbán écrase la liberté d’expression, il oppresse les intellectuels libéraux » ne connaissant pas grand chose à la Hongrie.
Assurément, ces élites approuvent sans le dire les propos de Péter Ungár, milliardaire et homme politique membre du parti vert LMP, prototype de ces élites budapestoises. Des propos tenus dans la foulée des résultats de dimanche : « Nous avons fait une campagne à destination des gagnants de la mondialisation […] Nous ne comprenons pas le pays. »
Budapest, terrain de jeux des libéraux, vraiment ?
Sans surprise, l’opposition a obtenu ses meilleurs scores à Budapest. Elle n’a cependant pas remporté l’intégralité des circonscriptions de la capitale, comme cela était pressenti, perdant deux circonscriptions dans l’est de Budapest. Le Fidesz-KDNP a par ailleurs perdu seulement d’une courte tête dans plusieurs arrondissements populaires et réalise une progression significative homogène sur tout Budapest.
L’opposition reste certes majoritaire à Budapest, mais elle recule partout par rapport à ses résultats de 2018. Dans beaucoup de circonscriptions de Budapest, l’opposition a perdu un quart de ses voix par rapport à 2018, et parfois même plus d’un tiers de ses voix. Ses pertes les plus fortes ont eu lieu dans les arrondissements les plus populaires, alors que ses pertes les plus faibles ont été enregistrées dans le très cossu 2ème arrondissement de Buda (rive droite du Danube), mais avec -15,8% tout de même.
À Buda, bastion du Fidesz il y a encore quelques années, la coalition gouvernementale n’est plus majoritaire mais réalise à nouveau des scores supérieurs à 40% dans toutes les circonscriptions. Tout cela signifie plusieurs choses.
L’opposition est en perte de vitesse auprès de l’électorat le moins aisé de Budapest, mais aussi dans les grandes et moyennes villes de province. Contrairement à sa percée aux municipales de 2019, l’opposition a perdu dans toutes les grandes et moyennes villes de province, sauf à Szeged et dans une partie de Pécs. La population du Buda se boboïse, mais le Fidesz y maintient néanmoins des scores honorables. En conclusion : le Fidesz est peut-être le seul parti européen à cumuler des scores considérables auprès d’un électorat très aisé (la population de Buda) et auprès d’un électorat très populaire (certains quartiers de Pest). Ce qui reste à la gauche libérale n’étant plus que les parties les plus boboïsées des grandes villes. Le Fidesz est donc un parti séduisant un électorat très aisé que la boboïsation n’a pas atteint et un électorat populaire, et bien évidemment aussi l’électorat provincial, le Fidesz-KDNP ayant littéralement tout raflé en province, sauf Szeged et un morceau du centre de Pécs. La coalition gouvernementale a en effet fini première dans 3117 municipalités sur 3155 existant en Hongrie. Des proportions absolument inédites, sans doute un record au niveau européen.
Le parti humoristique du chien à deux queues (MKKP) réalise quant à lui ses meilleurs scores à Budapest. Ce sont sans doute portées sur lui des voix de l’électorat jeune, qui est celui s’étant le plus détourné de Péter Márki-Zay si l’on en croit un sondage de l’institut Median, proche de la gauche, au lendemain des élections.
L’impact de la guerre russo-ukrainienne
Dans trois articles parus respectivement le 10 mars, le 16 mars et le 18 mars 2022, nous avions expliqué dans quelle mesure et en quoi le Premier ministre hongrois était susceptible de potentiellement renforcer son assise électorale en raison de la guerre russo-ukrainienne. Au cours de la soirée électorale, un expert en question de sécurité proche du gouvernement confiait en privé : « L’ampleur de la victoire est dû à la guerre ».
Inutile de revenir sur les déclarations contradictoires et insensées du candidat Márki-Zay concernant la guerre russo-ukrainienne. L’électeur le plus quelconque s’est très vite rendu compte qu’il aurait été inconscient, voire dangereux, de confier la Hongrie à une personne aussi brouillonne et instable que Péter Márki-Zay. Là encore, il ne s’agit pas d’affirmer qu’une part grandissante d’électeurs s’est mise à chanter les louanges de Viktor Orbán. Les électeurs ont simplement vu un dirigeant pragmatique qui n’a pas reculé devant le politiquement correct et n’a pas hésité à affirmer avec détermination que les intérêts et la sécurité des Hongrois passaient avant ceux des Ukrainiens, ce qui est pourtant une évidence que l’écrasante majorité des Hongrois veulent entendre, n’en déplaise aux bien-pensants.
La stratégie de l’opposition ayant consisté à hurler sur tous les toits qu’Orbán était l’homme de Poutine n’a pas fonctionné, bien au contraire. La Hongrie est membre de l’OTAN et de l’Union européenne, et ses liens économiques sont en grande partie tissés avec des économies de pays occidentaux. Elle a condamné l’opération russe en Ukraine, plaide pour la fin des affrontements et a par ailleurs soutenu les sanctions européennes contre la Russie. Il est vrai qu’elle ne veut cependant pas que ces dernières s’étendent au secteur de l’énergie. En réalité l’Allemagne le veut encore moins, mais cela est plus rarement évoqué. Les Hongrois ne sont pas attachés au gaz russe, ils sont attachés au gaz bon marché. Si des opportunités se présentaient à eux pour se fournir au même prix en gaz non-russe, ils seraient les premiers à s’en saisir. L’opposition, pourtant si prompte à prendre pathétiquement la défense des petites gens, a placé l’idéologie et ses affiliations occidentales avant les intérêts concrets et objectifs des Hongrois. C’est cette attitude qui n’est pas passée le 3 avril, et qui constitue une raison supplémentaire de l’échec fracassant de la coalition anti-Orbán.
Ce que signifie l’entrée de Mi Hazánk au Parlement
Dès le 25 janvier, nous évoquions la possibilité que le parti nationaliste Mi Hazánk du maire d’Ásotthalom László Toroczkai obtienne plus de 5% des voix au niveau national et entre au Parlement. C’est chose faite, la liste Mi Hazánk ayant obtenu 6,09% des suffrages, soit 319 261 des votes exprimés.
Voici ce que nous écrivions alors :
« Le cordon sanitaire qui a longtemps empêché ce parti de prétendre à la respectabilité est sérieusement endommagé. Dans les discussions privées à Budapest, le vote Mi Hazánk n’est plus vu par les interlocuteurs cosmopolites de gauche comme la marque d’un ignoble et condamnable romantisme crypto-fasciste, mais comme un choix devenu politiquement compréhensible, voire moralement acceptable. D’ailleurs, les premiers à avoir relevé, dès l’automne 2021, l’éventualité d’une avancée de Mi Hazánk ne sont autres que les journalistes libéraux András Hont et Zoltán Ceglédi, connus pour leurs prises de position covido-sceptiques. Le 15 janvier dernier, l’avocat de gauche et ancien chef de file du LMP András Schiffer a pris la parole sur la place Kossuth à l’occasion d’une manifestation contre la vaccination obligatoire des enseignants, un événement au cours duquel est également intervenu le journaliste Árpád Szakács, par le passé pro-gouvernemental et aujourd’hui proche de Mi Hazánk. »
Lorsqu’ensuite, à la mi-février, le gouvernement avait décidé de supprimer l’essentiel des mesures sanitaires, il était devenu de bon ton de dire que cela emportait définitivement les espoirs de Mi Hazánk de faire un score lui permettant de rentrer au Parlement. Le déclenchement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine le 24 février n’a ensuite fait qu’accentuer la sortie du sanitaire de la scène politico-médiatique. Beaucoup d’observateurs se sont alors dit que les jeux étaient faits pour Mi Hazánk, que László Toroczkai et les siens n’entreraient pas au Parlement, leur thème de campagne phare ayant été relégué au second plan par les événements internationaux. C’était sans compter sur plusieurs lames de fond qui n’ont manifestement pas disparu avec les revirements politico-médiatiques s’étant produits au mois de février.
Premièrement, si à première vue Mi Hazánk n’a pas réussi à passionner les foules avec son positionnement sur la question russo-ukrainienne (défense inconditionnelle des intérêts hongrois, mise en cause de l’OTAN, opposition aux sanctions européennes), force est de constater que ce positionnement a appuyé sur des plaies encore ouvertes : celles des dégâts économiques et sociaux — mais aussi psychologiques — laissés par les mesures sanitaires. En effet, le parti nationaliste a ouvertement fait le parallèle entre la question sanitaire et la guerre russo-ukrainienne, expliquant qu’en définitive ce sont toujours les Hongrois qui paient l’addition de guerres d’intérêts dépassant la Hongrie.
Mi Hazánk est parvenu à faire passer l’idée selon laquelle les sanctions votées contre la Russie — qui ont des conséquences terribles sur les économies européennes — sont en réalité un remake des mesures sanitaires.
Les Hongrois ont bien conscience que l’ouverture des vannes budgétaires et monétaires au cours de l’année ayant précédé les élections ne dureront pas, et que la note risque d’être salée. C’est sur cette plaie qu’a habilement appuyé Mi Hazánk : celle laissée par des intérêts dépassant la Hongrie et sapant les libertés et la santé économique des Hongrois.
Deuxièmement, beaucoup d’observateurs se sont laissés bercer par l’illusion d’un électorat Jobbik (plus d’un million de voix en 2018, avant que Mi Hazánk ne soit créé par une scission au sein du Jobbik) se reportant sans entrave sur l’opposition unie. Cela n’a de tout évidence pas eu lieu, et sur les 319 261 voix obtenus par Mi Hazánk beaucoup sont probablement le fait d’orphelins du Jobbik n’ayant pas digéré le virage centriste de ce parti. Ceux accusant Mi Hazánk d’être un « parti satellite du Fidesz » — essentiellement des membres du Jobbik ayant toujours en travers la gorge la scission de László Toroczkai — devraient donc plutôt s’interroger sur leur stratégie erronée d’union de l’opposition contre Viktor Orbán. Une stratégie qui, comme nous l’avons vu plus haut, est une cause centrale de la large victoire du mais aussi de l’entrée de Mi Hazánk au Parlement.
Troisièmement — et ce point fait référence au paragraphe « Les Hongrois préfèrent les hommes aux partis » —, Mi Hazánk n’a pas commis l’erreur de mener une campagne trop abstraite faites de slogans généraux. Aussi pertinents que des slogans de campagne peuvent être, ils ne sont jamais suffisant dans une campagne électorale, particulièrement en Hongrie. Mi Hazánk, censuré sur les réseaux sociaux à quelques jours des élections, a fait le choix payant consistant dès le début du mois de janvier à personnaliser sa campagne en mettant en avant le visage et la personne de László Toroczkai, mais aussi de Dóra Dúró, respectivement premier et deuxième sur la liste nationale. Contrairement à Péter Márki-Zay, ces deux personnalités évoquent réellement quelque chose dans l’imaginaire hongrois. Les Hongrois sont sensibles à ce que portent ces deux personnes.
Le premier évoque la figure de l’homme de la puszta (plaine hongroise à l’est du Danube, région chargée de romantisme tragique dans l’identité et l’histoire de la Hongrie), à la fois combatif et physiquement imposant, mais aussi imprégné de connaissances historiques et doué d’une sensibilité aux traumatismes de son pays. Tout cela en dégageant une image de débrouillardise typiquement hongroise. En somme, il renvoie d’une certaine manière à l’image du betyár hongrois (brigand de la plaine au XIXe siècle, sorte de Robin des Bois dans l’imaginaire hongrois). Que cela plaise ou non, là n’est pas la question. L’essentiel étant que Laszló Toroczkai corresponde bien à certains pans du style hongrois. Dóra Dúró est une mère de famille de quatre enfants intransigeante sur la protection des familles. Députée à 23 ans en 2010, elle dégage l’image de quelqu’un mettant sur le même plan la protection de ses propres enfants et la protection de son pays.
Les électeurs ne votant pas pour Mi Hazánk, mais disposant néanmoins de bonnes bases sur l’âme et l’histoire hongroises, savent pertinemment que les deux figures majeures du parti nationaliste stimulent plusieurs aspects de l’inconscient hongrois. Une stimulation qui n’a absolument pas fonctionné dans le cas de Péter Márki-Zay.
En conclusion générale : c’est l’accumulation de tous ces éléments évoqués dans les paragraphes de cet article et leur simultanéité qui sont à l’origine de la large victoire du Fidesz-KDNP au soir du 3 avril 2022. Toutes les analyses sur « la machine de propagande du gouvernement » qui aurait artificiellement réélue Viktor Orbán ne sont que littérature. Concernant, par ailleurs, celles se plaignant du système électoral hongrois, nous conseillons aux auteurs de ces critiques de se pencher sur le système électoral britannique, dont le calcul des sièges aurait permis à Viktor Orbán de dominer encore davantage le nouveau Parlement. Et que dire du système français, grâce auquel, en 2017, un président a été élu « face à la haine et au totalitarisme » au second tour, alors que son assise électorale du premier tour est hautement plus fragile que celle de Viktor Orbán ? Les Hongrois ne sont ni bêtes ni dupes. Leur histoire leur a appris à ne pas se faire d’illusion sur ce qu’on leur racontait. Ils sont bien plus experts en matière de compréhension des manipulations que ne le sont les Occidentaux. Dans leur ensemble, les Hongrois aspirent à des choses très simples : du calme, de la tranquillité, du respect et de la sécurité pour leur pays. Ils ont très bien sentis que ce n’était certainement pas l’opposition « unie » qui aurait été en mesure de leur apporter tout cela. C’est avant tout en partant de ces exigences qu’ils ont fait leur choix le 3 avril.