Yacef et ses petites mères porteuses
Yacef Saadi est décédé vendredi à 93 ans. Il était le chef de la rébellion pendant la bataille d’Alger (1957) durant la guerre d’Algérie. Il avait campé son propre rôle, en 1966, dans La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo. Un film longtemps interdit en France.
Yacef est un garçon pragmatique. Jeune homme, il a déjà fait sien ce bon vieux principe qui veut qu’un quidam parti de rien pour n’arriver qu’à pas grand-chose, n’ait de merci à dire à personne. Lui, l’ouvrier boulanger, imagine déjà ce que pourrait être sa vie s’il consentait à…
Gagner son pain à la sueur de son front n’a rien de réjouissant surtout lorsque Allah vous a gratifié d’une belle petite gueule qui attire les regards langoureux des demoiselles. Sachez-le une fois pour toutes, Yacef saura se sortir du pétrin quel qu’en soit le prix à payer. On lui prête quelque talent à taper dans une balle ronde. Ne pourrait-il pas faire un bon footballeur professionnel ? Mais cette sphère ne tourne déjà plus rond. Elle compte beaucoup trop d’appelés pour si peu d’élus. À défaut de tâter du cuir, histoire de faire front (pas encore de libération nationale) il va tâter de la politique en fricotant avec le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques et qui sait ?….
Hélas, l’ambiance qui y règne est malsaine et l’ambitieux Yacef, le Rastignac de la Casbah, décide de conquérir Paris. Pendant trois ans il va découvrir les mystères de Ben Barbès et la rafraîchissante Goutte d’or qui irrigue certains trottoirs parisiens sur lesquels poussent les plus belles fleurs du mal pour la plus grande joie des tuteurs qui les soutiennent.
Brecht avait fait d’Arturo Ui un mandataire aux halles de Chicago, fauteur de la guerre du chou-fleur. Au début des années cinquante le pavé parisien connaît son avatar : la guerre des grossistes en belles-de-jour, belles de nuit et autres nénuphars des pissotières. De l’horticulture à l’arboriculture il n’y a souvent qu’une nuance que gomme bien vite la police des mœurs Elle comprend, à ses dépens, qu’entre l’Arabe et les Corses il ne faut pas mettre le doigt. La java niaise fait place à des danses plus crevantes comme la valse du 6,35 ou le mambo du rasoir. Les caniveaux recueillent soudain de joyeux noctambules éclairés pour l’éternité par l’inoubliable sourire kabyle ? Bref le climat devenant délétère le prudent Yacef considère qu’un changement d’air lui sera bénéfique.
C’est pourquoi il regagne sa Casbah natale où d’anciennes connaissances l’aident à redémarrer du bon pied. Mais le FLN est déjà en campagne. Les services de police ne sauraient ignorer les précédentes embardées du malheureux Yacef. L’organisation rebelle juge donc plus prudent d’expédier cette belle plante « hors sol », en l’occurrence en Suisse, pour y convertir des Algériens du Caire. En matière de Sécurité l’Helvétie ne manque pas de lanternes. Leurs faisceaux convergent bien vite sur le mitron prématurément en retraite. Il est extradé pour la plus grande joie de la très française Direction de la Surveillance du Territoire qui le remet en circulation à la condition qu’il participe à la chasse aux rebelles qui, curieusement, « nomadisent » dans la Casbah. Yacef n’est pas tombé de la dernière pluie. Il livre, accessoirement, à la grande satisfaction du FLN, tous les messalistes et autres indépendantistes dissidents qui pourrissent la vie de la wilaya.
Yacef se connaît bien, il sait que l’air raréfié des djebels et les miasmes du bled marécageux ne pourraient qu’altérer son organisme déjà corrodé par les brouillards industriels du Grand Paris. Prendre le maquis et aller se battre les armes à la main, dans un quelconque commando zonal, fût-il celui d’Azzedine, le fameux commando « Ali Khodja », ne lui permettrait pas d’utiliser au mieux les subtiles qualités qui sont les siennes et la connaissance de la Casbah dont il pratique les ruelles mieux que les sourates du Coran… d’autant qu’il convient de la nettoyer de sa multitude d’éléments indésirables. Il s’adjoint les services d’Ali la Pointe dont la réputation de souteneur ne doit rien au représentant régional de la marque « Lejaby ».
Des hectolitres de sang ayant préalablement purifié les escaliers multiséculaires du quartier, il convient de passer aux choses sérieuses et d’aller terroriser les Algérois. Fabriquer des bombes est une chose. Les transporter et les poser en est une autre. Un boudjadi (un simplet) suggère de se servir des femmes dont le voile intégral destiné à cacher les formes peut facilement dissimuler autre chose. Idée non retenue : fouilles et détecteurs de métaux ne garantissent en rien la sécurité d’un tel transport. Toutefois sur le fond l’idée reste à creuser. Yacef qui en a déjà vu beaucoup d’autres, prétend bien connaître les travers humains.
Musulman ou infidèle, adepte ou non des interdits alimentaires, l’homme est un fieffé cochon. Les soldats qui contrôlent la ville ne seront pas insensibles aux charmes de jeunes filles aussi gracieuses qu’élégantes. Yacef se souvient du slogan publicitaire déversé par les haut-parleurs du Parc des Princes à la mi-temps des matches du Racing-Club de Paris : « Si vous les aimez bien roulées, papier O.C.B ! »
Pour un bidasse planté à un carrefour algérois, une pin-up a plus d’attrait qu’une cigarette. L’imagination d’un chef doit fonctionner vingt-cinq heures par jour. L’idée de la poulette porteuse est applicable pour peu qu’elle ne projette pas l’image de la fatma traditionnelle. On ira la chercher si possible à la faculté qui constitue une basse-cour particulièrement évoluée. Des filles de famille aux apparences aussi occidentales que la progéniture des bourgeois européens de Hydra donneront facilement le change. Sweet ajusté « juste ce qu’il faut », jupe portefeuille prometteuse, ballerines virevoltantes… quoi de plus rassurant !
Samia, Zorah, Hassiba et les trois Djamila dont « Miss Cha Cha Cha » seront irrésistibles. Rajoutez-y Danièle la petite métropolitaine à la mine avenante et la messe sera dite. Messe de funérailles bien sûr. Il n’y a plus qu’à…
Viser juste et frapper fort ! C’est là le secret de la réussite. Frapper des femmes et des enfants de préférence, voilà qui donne toutes les garanties de terreur à une organisation qui veut inoculer la rage à des populations cohabitant jusqu’alors plutôt paisiblement. Le Milk Bar, La Caféteria et leur clientèle de mères de famille et leurs enfants, L’Otomatic et ses étudiants constituent une cible idéale.
Les services de renseignement officiels entravés, dans leur action par les abattis que multiplient les procédures en vigueur, ne sont pas moins avertis de ce qui se trame dans le périmètre contrôlé par la Zone Autonome d’Alger. La mission de police confiée au général Massu va permettre d’enjamber ces obstacles. Une cohorte de curieux vétérinaires préférant le treillis camouflé à la blouse blanche entreprend le traitement de cette curieuse grippe aviaire qui frappe notamment les poulettes de Yacef le volailler. Pour eux, quand bien même s’agit-il de traiter des volatiles, il n’est pas exclu de recourir à des remèdes de cheval, surtout lorsque le diagnostic oriente vers un traitement antirabique rigoureux. Sa stricte application conduit l’entreprise du pauvre Yacef non seulement à la faillite mais aussi à la contrainte par corps.
Hassiba accompagne dans la mort le petit Omar et Ali qui préfère actionner une bombe plutôt que de se rendre. Yacef, aux dires de certains membres du service de décontamination, se montre plutôt participatif sinon disert. Ses poulettes vont momentanément entretenir des relations plus ou moins tendues avec leurs nouveaux soigneurs. Certaine aurait même apprécié le charme sinon la grâce de l’un d’eux.
L’Indépendance survenue, à l’exaltation de la lutte clandestine succéderont les déceptions d’une révolution manquée. Et les poulettes du glorieux Yacef auront très vite l’impression d’être devenues les dindes de la farce algérienne.
Écrouées en métropole, elles retrouveront la liberté en avril 1962. L’une des Djemila, hébergée chez son avocate parisienne, sera enlevée et ramenée contre son gré en Algérie. Une autre sera accusée par le bon Yacef d’avoir « donné » la cache du ténébreux Ali. Samia finira ses jours à Tunis. La petite et méritante Danièle, après déboires conjugaux et politiques, se tournera vers cette bonne vieille bourrique « métropolitaine » pour devenir professeur d’université et enseigner à Toulouse, en toute objectivité bien sûr, l’Histoire de la décolonisation.
Quant au brillant Yacef, élevé au rang de playboy-fedayin il réussira dans les affaires après avoir fait son cinéma. Décidément, on ne se refait pas.
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