San Babila : un crime inutile
Mettre l’extrême droite en scène sur grand écran ? L’exercice est difficile et nombreux sont ceux qui s’y sont cassés les dents. Pour le pire, on citera Ne réveillez pas un flic qui dort, nanar flamboyant du calamiteux José Pinheiro, avec un Alain Delon en roue libre et un Michel Serrault passablement éberlué devant un scénario dépassant l’entendement. Sans oublier un Xavier Deluc, ancien du GUD travaillant ses victimes au lance-flammes ; démon de la vraisemblance quand tu nous tiens… À l’autre bout de la chaîne, on peut saluer Un Français, de Diastème, ancien journaliste au mensuel Première, consacré au milieu skinhead et plutôt bien troussé, ce que confirme d’ailleurs Serge Ayoub – alias Batskin – dans une chronique publiée alors par le site Égalité & Réconciliation.
Mais le maître étalon du genre demeure manifestement San Babila : un crime inutile, de Carlo Lizzani, tourné à Milan, en 1976. Ce bijou d’intelligence était quasiment invisible en France depuis, injustice désormais réparée par les consciencieux artisans du Chat qui fume, petite, quoique valeureuse entreprise française.
De quoi s’agit-il ? D’une chronique de l’extrême droite transalpine des Années de plomb, qui relate un sordide fait divers malheureusement bien réel : la mort d’une jeune militante communiste, battue à mort et un peu par hasard, par de jeunes militants néofascistes.
Comment a-t-on pu en arriver là ? C’est précisément ce que nous montre Carlo Lizzani, qui n’est pas exactement n’importe qui, puisque lui aussi communiste revendiqué et documentariste confirmé. Et c’est précisément à la façon d’un documentaire qu’il dépeint les journées de ces nouveaux partisans. Sans pathos ni morale. Sans jugement ni considérations humanistes. Et force est d’avouer que le résultat, criant de vérité, n’est pas sans évoquer les errements de certains de leurs camarades hexagonaux. Il y a là virilité sur-jouée, rapports complexes entretenus avec le beau sexe, violence gratuite, camaraderie pas toujours franche, malaise existentiel et surtout, ce profond ennui que vient à peine troubler un romantisme parfois de façade.
Le milieu social d’origine y est également bien campé : combien d’enfants d’ouvriers chez ces gens se voulant incarnation des révoltes populaires ? À peu près autant que chez leurs homologues d’extrême gauche : de tous temps, la révolution a toujours été plus l’affaire de la bourgeoisie que du prolétariat. Très cruelle encore est la manière dont sont dépeintes les relations avec cette police qui, un jour laisse faire pour mieux mettre en confiance, avant d’ensuite taper fort et dans le tas. Croire que les forces de l’ordre sont naturellement complices des partis d’ordre demeurera à jamais l’une des naïvetés les plus touchantes de la droite, « extrême » ou pas.
Il y a encore cette traditionnelle question n’en finissant plus de tarauder nombre d’esprits fascisants, laquelle consiste à s’inquiéter de la façon dont ils sont perçus hors de leur milieu. La réponse tombe de la bouche d’un militant d’en face, lors d’une discussion en forme de Camp du Drap d’or : « Vous êtes des idéalistes, pas très sérieux et un peu trop liés aux flics… » La sentence peut évidemment s’appliquer à l’autre camp, ces années troubles ayant été le terrain de jeux de tous les services, policiers ou plus ou moins secrets ; voire le rôle trouble de la CIA dans l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades rouges. (1)
Tout cela est filmé avec une précision d’entomologiste par Carlo Lizzani, mais aussi une indéniable empathie, une indubitable humanité. Ce communiste italien devait être finalement plus italien que communiste. Au final, un des films les plus intelligents, les plus denses, les plus poignants jamais consacrés à ce sujet des plus délicats.
Ils sont quand même forts, ces Ritaliens !
Note
(1) À ce sujet, prière de se rapporter au remarquable Vengeance romaine, SAS n°62, signé du regretté Gérard de Villiers.
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