La folle corrida de Jean Cau
Si au sortir de la Cité de Carcassonne, revisitée par Viollet le Duc, vous prenez la route de Toulouse, en longeant le village de Bram vous aurez une pensée pour un enfant du pays qui connut son heure de gloire.
J’en entends déjà qui avancent immédiatement le nom de Spanghero. Si Walter y a usé ses premières chaussures de rugby ce n’est pourtant pas à lui que je me réfère, mais à un prix Goncourt : Jean Cau, l’improbable normalien, fils d’une femme de ménage et d’un ouvrier agricole audois.
J’avais eu l’occasion de le croiser dans les escaliers d’un hôtel parisien de la rue des Écoles où un copain étudiant gîtait dans une chambre de bonne. Je devais en entendre reparler quelques mois plus tard, lors de son prétendu enlèvement, effectué, comme dirait l’autre, « à l’insu de son plein gré », par un commando fantôme de l’OAS qui jouait les utilités sur la scène incertaine du Théâtre de l’ombre, entrouvert pour la circonstance.
Bien que ce forfait virtuel soit aujourd’hui prescrit, ma pudeur, autant que ma prudence m’interdisent d’en dire davantage. Comme tout bon journaliste, mâtiné de chien truffier, Cau reniflait la piste du Capitaine Sergent, patron de l’OAS Métro, pour obtenir ce fameux scoop qui vous classe parmi les tout grands de la profession.
L’affaire se termina en eau de boudin (encore un coup de légionnaires déserteurs ?) et personne n’entendit plus parler de cet événement on ne peut plus énigmatique. Son enquête sur l’OAS dans les lycées parue en janvier 1962 fit néanmoins quelque bruit.
Les années passèrent et bientôt s’effaça de ma mémoire l’image déjà floutée de l’apprenti philosophe révolutionnaire et de l’ancien secrétaire de Jean-Paul Sartre.
Au seuil des années soixante-dix, je découvrais, tout à fait par hasard je le confesse, un observateur critique de la société dont les remarques ne pouvaient que réconforter le réprouvé que j’étais devenu. À lire Les écuries de l’Occident ou L’agonie de la vieille, je me sentais moins seul, au fond de la Normandie où je vivais alors.
Pour cet aficionado invétéré, sa plume dardait plus fort que la garrocha du picador et était plus tranchante que l’épée du matador. Quelle folle corrida !
Cela fait 25 ans que Jean Cau est parti. Celui qu’on disait être le Cassandre de la décadence de l’Occident s’avère désormais en être un prophète des plus lucides.
Il suffit de le lire pour s’en convaincre : « Nous sommes en train de glisser sur la douce pente de la décadence. Depuis de nombreuses années nous vivons dans une sorte de volupté de la décadence. Car il y a une volupté de la décadence. Forcément une ascension est toujours plus difficile […] Au contraire il est facile de dévaler la pente, de se laisser glisser. L’Occident n’a plus de volonté de vie et d’affrontement […] Démission des politiques, des intellectuels, des bergers religieux, des pères. L’Occident tout entier démissionne. »
Et que dire de son analyse très originale de la nature de la décadence ?
« Toutes les décadences sont maternoïdes, maternelles, féminines, féminoïstes et les mères sont impuissantes à empêcher les enfants de dévaster la maison. Les révolutions sont de gigantesques explosions infantiles et féministes. C’est pareil à chaque révolution ; ça commence par une fête lyrique, une fête enfantine, féminine et puis on revient toujours au père : Bonaparte, Staline, de Gaulle… »
Voilà qui réjouira les Chiennes de garde et autres Femen ainsi que les adeptes de la théorie du genre. Pour cet amoureux de la tauromachie, un tel enchaînement de passes et de véroniques verbales ne mériterait-il pas « les oreilles et la queue » ?
Je laisserai à Alain Delon, un ancien d’Indochine plus connu pour son indiscipline que pour ses hauts faits militaires, le soin de définir notre homme qui fut son ami : « Pour Jean Cau toute sa vie aura été “Résistance”. Résistance à la gauche sartrienne dont il provenait. Résistance à la connerie des hommes qui l’étouffait. Résistance à l’argent roi qu’il vomissait. Résistance à l’impérialisme américain qu’il fustigeait. Résistance à la Mitterranderie qu’il exécrait. Résistance à la droite gestionnaire qu’il abhorrait. Résistance à la décadence que le monde moderne engendrait ».
On pourrait presque affirmer que devant l’inélégance et le manque de « cojones » des cuadrillas de l’arène politique occidentale, des « matadores » gouvernementaux jusqu’aux « peones » parlementaires, les vingt dernières années de Jean Cau ne furent qu’une bronca ininterrompue.
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