Quand la « bonne société » d’alors était « anglomaniaque »
Louis-Christian Gautier propose aux lecteurs d’EuroLibertés un « récit historique » en plusieurs épisodes : « Naissance de la propagande de guerre : un « incident de frontière » à l’origine de celle de Sept Ans (1756-1763) et ses conséquences inattendues, lointaines et actuelles. »
Récit de l’anglophobie (épisode 1), cliquez ici. ; Récit de l’anglophobie (épisode 2), cliquez ici ; Récit de l’anglophobie (épisode 3), cliquez ici ; Récit de l’anglophobie (épisode 4), cliquez ici.
L’on peut faire remonter plus loin l’introduction de méthodes visant à agir sur l’opinion à la fois internationale et nationale. Dès la Guerre de Succession d’Espagne (1701-1713), le ministre suscitait des pamphlets destinés à convaincre les observateurs étrangers de la justesse de la cause française, tels les Lettres d’un Suisse, qui demeure en France, à un François, qui s’est retiré en Suisse de Jean de la Chapelle. On publia alors même des sortes de « lettres ouvertes » prétendument rédigées par Louis XIV lui-même, dans lesquelles il était censé exprimer son amour du peuple français et sa volonté d’aboutir à une paix honorable. Moreau s’en inspirera.
Quantitativement, ceci restera bien en dessous de la propagande inspirée par la Guerre de Sept Ans, mais la différence est surtout notable sur le plan qualitatif : jusqu’à la Guerre de Succession d’Espagne inclusivement, on considère que les conflits armés sont l’affaire des familles régnantes, ainsi on s’en prend, non aux Autrichiens, mais à la « Maison d’Autriche » contre laquelle on requiert l’aide des « loyaux sujets ». Il n’en est pas de même lors de la Guerre de Sept Ans, l’exemple étant donné par Choiseul en personne qui présente le conflit comme une guerre entre deux nations. Ceci est explicité dans la publication de Fréron : «… cette guerre est d’une nature différente ; c’est la nation anglaise qui d’un accort unanime a attaqué notre nation pour nous priver de ce qui appartient à chacun d’entre nous » (in Projet patriotique). Chaque sujet-citoyen est concerné : comme l’écrit Thomas ce n’est « qu’un simple officier français », pas un prince du sang, qui a été assassiné par un « barbare anglais » et non un représentant-instrument de la Maison de Hanovre.
« Nous sommes tous de Jumonville ! », dirait-on aujourd’hui.
Pour l’universitaire David H. Bell, la différence entre les propagandes des deux guerres réside dans le fait qu’entre-temps la France s’est progressivement considérée comme une « nation », capable de se mobiliser au lieu de se contenter de se regrouper derrière un roi. Pour nous, il s’agit d’une situation « prérépublicaine » où le peuple s’accoutume à s’impliquer dans la défense de sa terre au lieu de s’en décharger sur un souverain faisant appel à des professionnels de la guerre, nobles, mercenaires et « troupes réglées ». Ce qui pousse à penser que la Révolution l’a été moins qu’on le dit : on le savait déjà pour d’autres domaines où elle n’a fait que déclencher des réformes qui étaient déjà dans les « cartons » de l’Ancien Régime.
Déjà l’Europe, sans l’Angleterre.
Un nouveau type de guerre était né, celle de tous contre tous : si le conflit impliquait tous les Français, il était aussi dirigé contre tous les Anglais, et non plus seulement contre un gouvernement. La mission des journalistes propagandistes consistait donc à diaboliser, non plus une poignée de dirigeants, mais un pays tout entier.
Cela n’allait pas sans quelques contorsions, ainsi Moreau dit, toujours dans son Observateur hollandois (octobre 1755) qu’il ne vise pas à accuser une « nation amie » (sic)… pour plus loin écrire que l’on ne peut isoler le « crime » de Georges Washington du pays qu’il servait. On voit ici apparaître la notion de responsabilité collective, qui avait une belle carrière devant elle.
Mais un mois plus tard, le même Moreau faisait un pas en arrière, ou du moins un demi-pas : « Je distingue deux Nations, l’une actuellement minoritaire, qui représente la sagesse… Mais il y a en Angleterre une autre nation… »
La seconde, bien sûr majoritaire, étant celle « du parti pris et de la haine ». Pour ce folliculaire, il ne faut pas confondre le « sentiment national » et le « patriotisme français » avec le « fanatisme » anglais : encore des mots dont la Révolution fera un large usage.
Moreau a des émules. L’abbé Le Blanc reprend à son compte le terme « fanatiques », appliqué à ces Anglais qui prennent pour « la voix du Peuple » les aboiements d’une « populace » qu’ils ont eux-mêmes excitée. Le Journal encyclopédique dénonce aussi une « populace anglaise sauvage » et les Mémoires de Trévoux font chorus.
Jacob-Nicolas Moreau et ses imitateurs savaient ce qu’ils faisaient en distinguant une minorité de « bons » Anglais d’une majorité de « mauvais » : pour rester crédibles, ils ne devaient pas « pousser le bouchon trop loin », du moins dans un premier temps.
Car le public cultivé, donc celui qui les lisait, avait été auparavant nourri et même gavé d’une abondante littérature anglophile dans laquelle les « Philosophes » avaient emboîté le pas à Montesquieu : comment faire admettre que des maîtres à penser tels que Diderot, Rousseau et Voltaire avaient pu se fourvoyer ?
Il est permis de dire qu’à leur suite la « bonne société » d’alors était dans son ensemble « anglomaniaque », non seulement dans le domaine des arts-sciences-lettres, mais aussi dans sa vie quotidienne, en particulier dans ceux de la mode et du sport. C’est alors que le mot « club » a fait son apparition en France, ainsi que la chose il était promis à un bel avenir, illustré bientôt par le « Club des Jacobins » parmi d’autres.
Les propagandistes devaient donc faire preuve de doigté et l’écrivain alors célèbre Baculard Arnaud entreprendra de changer de cap en exemptant Locke et Newton, dont la popularité était à l’époque générale, de « barbarie ».
(Suite de ce récit de l’anglophobie demain).
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Philippe Randa,
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