L’Empire qui viendra
La Russie, mystérieuse Russie, est depuis l’avènement du tout aussi indéchiffrable Vladimir Poutine au centre des préoccupations des géopoliticiens. L’ours que l’on croyait mort et démembré s’est relevé de ses cendres et parvient même à contester la suprématie mondiale de l’Oncle Sam.
L’intérêt est grand envers Moscou, la place qu’elle occupe et surtout le genre de relations à établir avec ce pays qui, à sa façon, refuse de jouer le jeu « à l’américaine ». L’œuvre de Jean Thiriart prend dans ces réflexions toute son importance, car contrairement à nombre de ses contemporains, il n’a pas commencé à promouvoir une alliance plus forte avec la Russie alors que celle-ci était à son zénith, mais bien avant, à une époque où l’URSS était la menace qui planait, telle une épée de Damoclès, au-dessus de l’Europe.
Ce n’était pas par soviétophilie que Thiriart souhaitait un rapprochement entre l’Europe et la Russie, mais bien parce que pour lui, l’Europe ne peut se faire que de Dublin à Vladivostok. Loin d’être un nationaliste, il espérait l’avènement d’une Europe unifiée, jacobine, qui lui aurait permis d’assurer son indépendance à l’échelle globale, Thiriart voyant avant bien de ses compatriotes que l’Europe était et est toujours sous la tutelle américaine.
Pour l’activiste devenu penseur, la géopolitique « doit viser à concevoir, à décrire des États viables, économiquement, militairement. Elle doit décrire des frontières minimales […] La géopolitique doit aider à l’accouchement d’ensembles plus grands ».
Jusque-là, aucun problème, la nécessité d’une Europe unifiée – pas nécessairement celle de Bruxelles – semble de plus en plus évidente, tout comme l’importance de créer des liens avec la Russie et de s’émanciper de l’Oncle Sam qui, malgré un certain regain, semble en déclin.
Ce qui cloche avec Thiriart, c’est sa vision purement rationnelle qui fait abstraction de tout. Il dénonce certes les mondes créés par Huxley et Orwell, mais l’empire qu’il souhaiterait voir émerger serait un monde froid, sans culture, technocrate… bref, pas très loin des sociétés présentées par les deux maîtres de l’anticipation.
La géopolitique, tout comme l’économie d’ailleurs, est importante, mais elle ne représente pas un but en soi. La volonté de puissance ne sera jamais une fin. Sacrifier l’âme et la substance des peuples d’Europe pour en arriver à une construction artificielle et jacobine n’est certainement pas quelque chose de souhaitable ou même de faisable. Toute cause politique, toute nation repose d’abord et avant tout sur une certaine mystique. Même l’Union soviétique n’a pu s’en passer et a dû faire appel à l’esprit patriotique pour motiver la participation de ses populations à la IIe guerre mondiale. L’art soviétique transmettait également de nouveaux mythes basés sur le prolétariat pour gagner, d’une certaine façon, l’adhésion des peuples à sa cause.
Qualifié lui-même de « monstre froid rationnel », Thiriart renvoie la balle à ceux qui n’adhèrent pas à sa vision, les taxant de « monstres dyonisaques irrationnels ». Il se base sur la science pour bâtir son projet, mais il ne semble pas s’être préoccupé des « sciences humaines » comme la sociologie, la psychologie et autres domaines connexes qui lui rappelleraient que l’identité d’un individu ne peut être simplement effacée et reprogrammée sans qu’il n’y ait de graves séquelles.
Que gagneraient les peuples à abandonner qui ils sont pour se fondre dans cet empire dont la capitale serait Istanbul et la langue, l’espagnol ou l’anglais ? Le jacobinisme est un crime à l’échelle nationale, à l’échelle continentale, c’est une barbarie.
Toujours est-il que lire un livre, c’est comme manger du hareng : on jette les os et on garde la chair. Concernant les relations russo-européennes, Thiriart reste un penseur majeur, un précurseur, qu’on ne peut ignorer.
Jean Thiriart, L’Empire qui viendra, Ars Magna, coll. Heartland, 170 p.