Le « Carl Schmitt » de Robert Steuckers
Sur et autour de Carl Schmitt (Éd. du Lore, cliquez ici)s’offre à lire comme un essai très personnel sur la pensée du juriste de Plettenberg. Son auteur, Robert Steuckers nous a habitués, notamment avec sa Révolution conservatrice et, dernièrement, avec son Europa[1], aux longues digressions discursives sur des thèmes qui lui tiennent à cœur. Dont acte.
Dès lors, ne doit-on pas s’attendre à trouver sous sa plume des commentaires didactiques ayant éventuellement reçu l’imprimatur universitaire. L’étudiant désireux de s’informer sur Carl Schmitt serait plutôt bien inspiré de commencer par lire son œuvre et de se faire accompagner, par exemple, de la thèse que David Cumin lui a consacré il y a quelques années [2].
La passion irrigue incontestablement la pensée foisonnante de notre essayiste qui, au détour d’une virgule, laisse parfois aller sa verve polémique. Steuckers n’a jamais fait mystère de sa volonté d’ancrer le combat métapolitique dans le réel – au risque, pourtant, selon nous, de travestir ce même réel ou de ravaler le combat intellectuel à de viles considérations de « cafés du commerce », deux écueils auxquels Steuckers échappe fort heureusement.
L’ouvrage est bâti sur le même mode que ses devanciers précités, à savoir qu’il s’organise autour d’une succession de conférences – quelque peu datées pour certaines d’entre elles – prononcées, çà et là, au fil des voyages et des invitations de l’auteur à telle université d’été ou colloque. Néanmoins, force est de constater qu’un tel agencement ne fait pas l’économie de répétitions et de redites qui, sans alourdir pour autant le propos, l’enferme, nonobstant, dans une redondante circularité qui en affaiblit la portée rhétorique.
En outre, Robert Steuckers ne cache pas ses diverses proximités d’avec Piet Tommissen et Günther Maschke, tous deux schmittiens et schmittologues orthodoxes, auxquels il rend explicitement hommage au fil des pages, sans doute pour mieux prendre ses distances d’avec Alain de Benoist, qualifié, de manière assez inattendue dans le cadre d’un tel essai, de « fantasque », et d’« autodidacte parisien prétentieux ». Il ne nous appartient évidemment pas de redresser les torts terminologiques de l’auteur, sauf à conjecturer le parti pris délibéré de l’auteur qui s’est très largement abstenu de référencer le fondateur du GRECE et de la revue Nouvelle École – deux institutions auxquelles Steuckers participa avant de s’en éloigner – parmi les indications bibliographiques qui émaillent chaque « chapitre » de son essai.
Ainsi, par exemple – sans aller jusqu’à citer tous les travaux schmittiens du philosophe[3] – avoir omis de mentionner la bibliographie internationale que de Benoist a consacrée à Carl Schmitt[4] nous semble relever d’une inexplicable erreur méthodologique de nature à fragiliser sensiblement les fondations de ce « monument revisité », pour reprendre le sous-titre attribué par Robert Steuckers à son opus. Non pas qu’Alain de Benoist se pose comme LE spécialiste en France du juriste allemand, mais tout au moins doit-on reconnaître qu’il sut s’imposer comme celui qui, après Raymond Aron et Julien Freund, contribua de manière aussi décisive à acclimater l’œuvre et la pensée schmittiennes au sein de la cléricature intellectuelle française.
Quoi qu’il en soit, en dépit de cet « oubli » si peu « académique », l’on aura apprécié les développements forts stimulants sur l’Ernstfall et la tentative de l’auteur de définir, par touches successives, ce concept intraduisible en français et à propos duquel Carl Schmitt, non sans ambiguïté, appréhendait l’état limite de l’antagonisme politique en tant que potentialité belligène. On mesure les conséquences d’une telle conception qui vise à faire du politique le topos primordial de la vie sociale, celui où cette dernière se réalise, en dernière instance, affrontée aux périls que son action aura immanquablement suscités. Refuser cette « irréductible réalité du politique [5] » au nom des bons sentiments et d’un irénisme pacifiste idéologique conduit inexorablement à subir ces mêmes périls et donc à s’exposer à un retour de flamme du politique. La notion d’Ernstfall (que l’on pourrait traduire, à notre tour, par « éventualité d’une situation de guerre »), permet précisément de révéler la dimension existentielle du politique. Sans doute, Schmitt n’est-il pas allé à l’extrême limite de son raisonnement qui aurait consisté à dire que l’Ernstfall (notion qu’il emploie en miroir avec celle de Kriegsfall mais néglige finalement assez vite) constitue vraisemblablement le critère indépassable de l’existence du politique.
Ainsi, quand il écrit qu’« aussi longtemps qu’un peuple existe dans la sphère du politique, il devra opérer lui-même la distinction entre amis et ennemis, tout en la réservant pour des conjonctures extrêmes dont il sera juge lui-même. C’est là l’essence de son existence politique. Dès l’instant que la capacité ou la volonté d’opérer cette distinction lui font défaut, il cesse d’exister politiquement [6] », n’entrevoit-il pas suffisamment que l’éventualité (même volontairement écartée jusqu’à sa négation la plus aveugle) du conflit, du combat, de la guerre surgit nécessairement partout où la vie humaine prétend se structurer politiquement.
En d’autres termes – nous ouvrons, là, une fructueuse piste de recherche qu’il conviendrait de creuser davantage – un monde qui récuserait la relation « ami-ennemi » n’est précisément pas… de ce monde. Il suffit, d’ailleurs, de jeter un rapide coup d’œil autour de nous pour observer l’état de tension permanent qui caractérise en propre les sociétés politiques (et géopolitiques) actuelles, lors même que les discours et les intentions semblent vouloir effacer toute aspérité polémogène ou agonale du politique – ce dernier domaine étant abandonné à l’expertocratie qui souhaite pacifier le politique par le recours à la rationalité.
Pour finir, l’on retiendra encore de cet ouvrage des développements assez éclairants sur les sources et postérités de Carl Schmitt, notices ayant le mérite de tisser des liens avec d’autres auteurs que ceux habituellement convoqués (tels Hobbes, Rousseau, Donoso Cortès ou Clausewitz, tous deux néanmoins traités dans le corps du livre).
C’est ainsi que le lecteur découvrira avec profit des inspirateurs tels que Gustav Ratzenhofer ou des « continuateurs » comme Hans Freyer, Rüdiger Altmann ou Bernard Willms, sans oublier un des contradicteurs parmi les plus célèbres du grand juriste, Otto Koellreuter. L’on aurait tout aussi bien pu y voir figurer des personnalités comme Hugo Ball ou Hans Barion, voire Erik Peterson, dont Steuckers n’a pas jugé opportun de traiter.
Notes
[1] En trois volumes : « Valeurs et racines profondes de l’Europe », « De l’Eurasie aux périphéries, une géopolitique continentale » et « L’Europe, un balcon sur le monde », Editions Bios, Paris, 2017.
[2] Carl Schmitt, Editions du Cerf, Paris, 2005.
[3] Parmi lesquels, sans prétendre à l’exhaustivité, l’on indiquera Carl Schmitt, Du politique. « Légalité et légitimité » et autres essais. Textes choisis et présentés par Alain de Benoist, coll. « Révolution conservatrice », 1, Pardès, Puiseaux 1990, trad. Pierre Linn, Bernard Krock, Jean-Louis Pesteil, William Gueydan de Roussel, Richard Kirchhof, Jacques Chavy, Philippe Baillet ; « Re-Import des Denkens. Das Werk Carl Schmitts in Frankreich », Junge Freiheit, Berlin, 7 avril 1995, p. 17; « L’affaire Carl Schmitt. Carl Schmitt et les sagouins », Eléments, Paris, 110, octobre 2003, pp. 23-36 ; « Paris in Schmitt-Fieber. Frankreichs Intellektuellestreiten seit Wochen über eine Polemik gegen Carl Schmitt », Junge Freiheit, Berlin, 16 septembre2005, p. 20.
[4] Alain de Benoist, Carl Schmitt: Internationale Bibliographie der Primär- und Sekundärliteratur, Arès Verlag, Graz, 2009.
[5] Voir Jackie Hummel, Carl Schmitt : L’irréductible réalité du politique, Editions Michalon, 2005 (professeur de droit public, Hummel n’a pas produit, en l’espèce, le meilleur ouvrage qui soit sur Schmitt, se bornant à reprendre les poncifs et autres lieux communs démontrant une connaissance très superficielle du sujet traité).
[6] Carl Schmitt, La Notion de politique, Champs Flammarion, Paris, 1994 (trad. M.-L. Steinhauser), p.91.
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