Plan de relance de l’UE : la Hongrie joue le jeu de la Commission
Les États membres ont jusqu’au 30 avril pour rendre un projet d’utilisation des prêts et subventions, au total 672,5 milliards d’euros, que la Commission lèvera sur les marchés financiers au cours des quatre prochaines années au titre de la Facilité pour la reprise et la résilience (ci-après : FRR), principal instrument du plan NextGenerationEU, conçu pour sortir de la crise actuelle par le soutien aux réformes et investissements entrepris.
Contrairement à la Pologne, qui n’a pas encore présenté de projet détaillé et traverse par la même occasion ce qui s’apparente de plus en plus à une crise de sa majorité gouvernementale, le gouvernement hongrois a publié, le 13 avril, un document de plus 400 pages détaillant les projets auxquels il entend allouer les quelques 16 milliards d’euros (5800 milliards de forints) qu’il devrait obtenir jusqu’en 2026, sous la forme de prêts et de subventions, dans le cadre de la FRR entrée en vigueur le 19 février 2021.
Suite à la rencontre entre le premier ministre Viktor Orbán et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, à Bruxelles, le vendredi 23 avril, il semblerait que la Hongrie ne soit intéressée que par les sommes allouées par la FRR sous la forme de subventions, c’est-à-dire la moitié de l’enveloppe globale. Cette position donnera peut-être lieu à la rédaction d’un nouveau projet du gouvernement hongrois avant la date limite du 30 avril. En attendant, il demeure important de décrire la logique générale de la FRR, et de mentionner les interrogations que ce plan peut soulever.
« Green and Digital »
Venant s’ajouter aux 1074,3 milliards d’euros alloués aux États membres sur la période 2021-2028 au titre du Cadre financier pluriannuel, la FRR a pour but de réparer les dommages économiques et sociaux immédiats causés par la gestion de la pandémie de Covid-19 et vise à garantir, à long terme, une reprise durable et inclusive qui favorise les transitions écologique et numérique. Ces objectifs s’inscrivent dans la droite ligne des priorités de la Commission, du Semestre européen, des recommandations aux pays adoptées par le Conseil, du pacte vert pour l’Europe et de la stratégie annuelle 2021 pour une croissance durable.
Les plan nationaux proposés par les États membres se doivent de coller aux dimensions présentes dans cette stratégie : la durabilité environnementale, la productivité, l’équité et la stabilité macroéconomique.
Plus largement, il ne fait aucun doute que ces éléments participent de l’agenda du Forum économique mondial de Davos et au concept de Quatrième révolution industrielle.
La similitude lexicale des documents publiés par la Commission européenne et le Forum économique mondiale — les mots « vert », « climat », « résilience », « inclusif » et « numérique » y sont notoirement présents — est frappante. Il suffit de prendre connaissance des textes et interventions mis en ligne par les institutions concernées pour se rendre compte que la proximité conceptuelle entre Bruxelles et Davos est parfaite — les fantasmes et polémiques que peuvent susciter l’emploi de ces deux mots mis côte à côte n’affectent en rien notre méthode de travail, qui consiste tout simplement à lire et à visionner les productions des personnes travaillant au sein de ces institutions sur les changements qu’impliquent la « crise du Covid-19 ». Aurons-nous eu tort de prendre ces productions trop au sérieux ? Sont-ce leurs auteurs qui se prennent trop au sérieux ? L’Histoire nous le dira.
Quoi qu’il en soit, les plans nationaux devront consacrer au moins 37% de la FRR à la réalisation d’objectifs climatiques et au moins 20% devront être alloués à la numérisation, ce qui est évidemment sans précédent dans l’histoire des plans de relance ou de soutien à l’économie.
En l’espèce, l’esprit du plan dépasse très largement la simple relance, puisqu’il s’agit, de manière affichée, d’amorcer l’entrée dans une nouvelle ère, que les fonctionnaires de la Commission européenne qualifient de « Green and Digital » (Verte et Numérique).
La nature problématique des plans nationaux
La Hongrie a d’ores et déjà présenté son plan, qui comporte les volets suivants :
- Démographie et éducation
- Modernisation de l’enseignement supérieur
- Rattrapage rural
- Gestion de l’eau
- Transports verts et durables
- Énergie (transition verte)
- Transition vers une économie circulaire
- Réforme numérique au service de la compétitivité
- Santé
On comprend à la lecture du plan que le gouvernement compte non seulement consacrer des volets entiers au climat et la numérisation, mais aussi faire passer des projets dans les secteurs de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la santé en les faisant correspondre aux objectifs climatiques et numériques. On voit mal comment les États membres pourraient s’y prendre autrement lorsque 57% des prêts et subventions alloués doivent être consacrés aux objectifs climatiques et à la numérisation. Cela conduira inévitablement à des arrangements avec la réalité consistant à faire passer pour verts et numériques des projets qui ne le sont pas tant que cela. Toutefois, l’allocation de ces sommes est conditionnée à une obligation de résultat. Autrement dit, un paiement sera effectué une fois la preuve donnée qu’il correspond à l’objectif de départ — la Commission prévoyant deux versements par an jusqu’à la fin de l’année 2026.
Ce système d’obligation de résultat et de versements multiples pourrait amener les États membres à réaliser des projets dans la précipitation tout en « trichant » sur leur réelle vocation verte et numérique. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit là d’une approche assez bancale étant entendu que l’objectif fondamental de la Commission est de façonner une nouvelle génération et une ère dont les maîtres-mots sont durabilité et résilience.
La Facilité pour la relance et la résilience pourrait bien au contraire ouvrir grand la porte à un court-termisme systématique.
De notre point de vue, ces aspects techniques et concrets sont plus problématiques que le sempiternel débat sur l’état de droit, que l’allocation de la FRR n’a pas manqué de soulever entre Bruxelles et Budapest. Hélas, dans le cadre des négociations bruxelloises, cette question de l’état de droit est bien souvent faites d’effets de manche, de narrations destinées à détourner l’attention de l’opinion publique et, à l’évidence, d’une pratique assez osée du deux poids deux mesures. La Hongrie a d’ailleurs sacrifié sa lex-CEU pour s’asseoir plus convenablement à la table des négociations. Sur le plan strictement juridique, il est par ailleurs regrettable que deux sujets ne soit que très peu abordés.
Premièrement, il nous semble juridiquement peu explicable que la Commission européenne, en raison de sa légitimité démocratique hautement discutable, dispose d’autant de prérogatives sur des États dont les dirigeants ont été choisis par des processus électoraux.
Pour ce qui de la FRR, comment expliquer qu’une structure supra-nationale non-élue aille directement négocier des fonds sur les marché financiers, que les États auront ensuite la charge, directement ou indirectement, de rembourser ?
Certes, il est évident que les États membres ont tous des attitudes parfois douteuses par rapport aux règles de droit qu’ils sont censés respecter, mais les citoyens peuvent avoir, s’ils entendent, une prise directe sur leurs gouvernements respectifs. En revanche, ils n’en ont quasiment aucune sur la Commission européenne. En matière de finances publiques, cette question est essentielle, car — doit-on le rappeler — l’acceptation de l’impôt par la population est un pilier de la démocratie parlementaire.
Deuxièmement, il est peut-être encore plus problématique qu’au sein des institutions européennes aucun intérêt ne soit accordé aux conséquences sur les libertés et l’état de droit des mesures prises depuis plus d’un an dans le cadre de la « lutte contre le Covid-19 ».
Les évolutions que l’on connait depuis mars 2020 ne rendent-elles pas anecdotique l’angle sous lequel les questions liées à l’état de droit sont débattues par Bruxelles, Budapest et Varsovie depuis plusieurs années ?
La manière dont la question de l’état de droit est abordée par Bruxelles et Budapest n’ayant pas de grande pertinence technique, il reste à voir ce que la Commission et le Conseil reproche concrètement au gouvernement hongrois.
Les recommandations à la Hongrie
Les plans nationaux doivent aussi prendre en considération les recommandations par pays faites par le Conseil et validées par la Commission. Dans le cas de la Hongrie, les recommandations portent essentiellement sur la résilience du système de santé, les prestations de chômage et l’intensification de la concurrence dans le domaine des marchés publics.
La « pénurie de travailleurs de la santé » en Hongrie que pointe le Conseil dans ses recommandations est la conséquence directe des règles du marché intérieur, qui ont siphonné les travailleurs de la santé hongrois vers les États membres d’Europe de l’Ouest. Tant que ces derniers mèneront une politique consistant à combler leurs coupes budgétaires par la venue de travailleurs de la santé de l’Est, la situation du système de santé hongrois — et, plus largement, celle des autres pays de la région — ne risque guère de s’améliorer. Seul un effet de décrochage-rattrapage Ouest-Est, c’est à dire un déplacement du centre économique vers l’Est permettrait de changer la donne. Même dans la situation actuelle inouïe, la probabilité que ce scénario se produise à moyen terme est proche de zéro.
Mais peut-être le Conseil et la Commission ne sont-ils pas si hypocrites que cela quand ils demandent à la Hongrie de former plus de travailleurs de la santé. Est-ce pour que ces travailleurs partent encore en plus grand nombre vers l’Ouest ?
En outre, la réforme du système de santé hongrois de l’automne dernier — qui a abouti à la fin des dessous-de-table et à une augmentation des salaires des médecins, que le gouvernement compte financer par la FRR — favorise la « migration » du personnel soignant vers le système de santé privé et payant. Les institutions européennes et l’opposition hongroise n’ont pas critiqué cet aspect de la réforme qui, pourtant, vue la situation financière des ménages hongrois, rendant la majorité d’entre eux dans l’impossibilité de se tourner vers les soins privés, ne semble pas aller dans le sens d’une autre recommandation du Conseil : « améliorer l’accès à des services de soins de santé préventifs et primaires de qualité ».
Depuis 2010, le gouvernement hongrois a toujours refusé de changer sa philosophie économique en matière de prestations de chômage, qui restent faibles et d’une courte durée (trois mois) en Hongrie, mettant la valeur travail au centre de son projet politique. Ce sujet comporte des facteurs humains évidents, surtout depuis le mois de mars 2020, mais le traiter exclusivement sous l’angle de ces facteurs ne conduit à rien. Le Conseil et la Commission font-ils la promotion de l’extension des droits au chômage en gardant à l’esprit que ces derniers ont par nature une vocation temporaire, c’est-à-dire qu’ils prennent fin avec la signature d’un contrat de travail ? Rien n’en est moins sûr. Car, lorsqu’on cherche un emploi, encore faut-il avoir quelque chose à trouver. Or, tout laisse à penser que les « emplois non-résilients » dont parle le Forum économique mondial ne sont pas simplement temporairement indisponibles sur le marché de l’emploi, mais risquent à terme de disparaitre en grande partie.
Comment ne pas voir ici la porte d’entrée à l’instauration d’un revenu universel ?
Pour l’instant, le gouvernement hongrois est contre cette mesure, alors que certains partis d’opposition demandent son instauration. Rappelons rapidement que ce revenu consiste à payer les gens sans limite dans le temps ou condition de recherche d’emploi, c’est-à-dire les payer à rester chez eux. Une approche critiquable si l’on attache de l’importance aux facteurs humains…
En ce qui concerne la concurrence dans le domaine des marchés publics, le Conseil et la Commission font évidemment allusion au fait que le gouvernement hongrois a pour habitude d’octroyer les projets d’infrastructures à des entreprises proches du pouvoir. Que le Conseil ait pour objectif une diversification de l’offre en la matière par le jeu de la concurrence paraît être louable. Néanmoins, ce souhait se heurte à des obstacles majeurs que le contexte actuel ne rend que plus robustes.
Le fait que les prêts et subventions soient conditionnés à une obligation de résultat et consistent en des versements multiples est un appel à l’habillage de projet et à la précipitation. Or, l’appel d’offre transparent faisant jouer la concurrence est une procédure lente, comme d’ailleurs tout ce qui attache de l’importance au respect du droit. À cela s’ajoute le fait que, hormis le premier versement (13% de la FRR — qui seront, dans la plupart des cas, utilisés pour financer les expansions budgétaires nationales décidées en 2020), les paiements ne se feront pas Front loaded mais une fois des garanties données sur le résultat des projets. Nous devons ici rappeler quelques réalités que l’approche théorique de la concurrence libre et non faussée ne permet pas de cerner.
La « crise du Covid-19 » n’a fait qu’accélérer — et peut-être finira par parachever — l’asphyxie du petit entreprenariat. Ce constat est évident dans des pays tels que la France ou l’Allemagne. Nous laissons imaginer aux lecteurs ce qu’il en est dans de plus petites économies, comme celle de la Hongrie. En Hongrie, l’entreprenariat est depuis tout temps une activité qui ne peut s’exercer sans l’appui de relais politiques plus ou moins puissants, ce qui explique, entre autre, que la culture de l’entreprenariat y est presque absente et que les détenteurs du capital national servent souvent à consolider le pouvoir politique. Cette réalité dépasse très largement les clivages politiques et peut être déplorée, mais ce n’est certainement pas les déclarations théoriques sur la concurrence libre et non faussée qui permettront d’apporter une solution à ce problème. Qui en Hongrie sera capable de présenter des garanties sur des projets susceptibles d’être habillés avec l’aval des autorités pour remplir une obligation de résultat ? Poser la question, c’est y répondre. Les institutions européennes et l’opposition hongroise pourfendent la corruption, mais elles ne relèvent jamais les facteurs à l’origine de la corruption — qui ne se résume pas aux habituelles explications par la vénalité de la nature humaine ou la volonté de conserver le pouvoir. Or, le système de la FRR est un appel d’air pour toutes les pratiques par ailleurs condamnées par la Commission et le Conseil.
Ces institutions ne semblent d’ailleurs pas plus se soucier de ce que risque d’entrainer la FRR en termes de conséquences économiques et sociales.
La « logique » économique et sociale de la FRR
La FRR est conditionnée par l’adoption de la Décision sur les ressources propres (Decision on Own Ressources) par tous les États membres. Cette facilité repose sur une logique d’émission de nouvelles dettes et suscite ainsi moins de réticences de la part des frugaux (Allemagne et pays du Nord) que la logique de rachat commun de dettes déjà existantes, contre laquelle une plainte a été déposée auprès du Tribunal de Karslruhe en mars dernier.
Le remboursement par les États membres des prêts contractés au titre de la FRR est prévu sur la période 2028-2058, et, considérant l’état actuel des économies européennes, nous restons dubitatifs sur la capacité des États à honorer ces dettes sans que cela ne passe par un appauvrissement généralisé. Même si la Hongrie entend refuser ces prêts, privilégiant les subventions, elle sera d’une manière ou d’une autre concernée par cette émission massive de nouvelles dettes.
La Commission compte sur une reprise économique qui permettrait de dégager de nouvelles ressources. En réalité, la Commission et la Banque centrale européenne se sont engagées, depuis la crise de 2008, sur une pente qui n’a plus grand chose à voir avec une approche crise-relance — la « crise du Covid-19 » semblant avoir accéléré cette évolution.
La logique à l’œuvre confond création monétaire et création de richesse. En effet, contrairement aux pays de la zone d’influence chinoise, les pays de l’Union européenne (à l’exception de la Suède) et les États-Unis ont fait le choix de monétiser le Covid, c’est à dire d’augmenter la masse monétaire pour financer les mesures de restrictions mises en place depuis plus d’un an.
Il n’y a pas plus abjecte que de vouloir faire passer cette augmentation de la masse monétaire pour une création automatique de richesses. Autrement dit, il n’y pas d’ajustement immédiat dans la sphère de l’économie réelle quand un ajustement dans la sphère financière est réalisé. Cela pourrait mécaniquement conduire à un affaiblissement conséquent des monnaies des pays ayant imprimé massivement par rapport à celles des pays ayant choisi ne pas imprimer. Les citoyens de l’Union européenne en subiraient alors les conséquences en terme d’évolution défavorable des prix relatifs. Sur l’impact de ces choix monétaires et budgétaires, nous recommandons de consulter le travail qu’effectue depuis plusieurs années l’Institut des Libertés.
Depuis le « Whatever it takes » (quoiqu’il en coûte) de Mario Draghi, quand il était encore à la tête de la BCE, repris il y a un an par le président Macron avec son « Quoiqu’il en coûte », l’injection monétaire massive (le « bazooka ») est la règle, et ses retombées sur l’économie réelle sont infimes. Tout semble bon pour maintenir les marchés financiers à un niveau qui ne correspond plus à la réalité.
Nous en sommes arrivés à un régime de prix administrés, dans lequel le marché ne joue plus aucun rôle, les prix ne correspondant plus à une valeur sous-jacente. Le meilleur exemple de cette dérive est sans doute l’existence de taux d’intérêts négatifs, qui signifie tout simplement une disparition de la rémunération du risque, donc de l’entreprenariat, et in fine de la création de richesses.
Accepter des taux d’intérêts négatifs, c’est penser que l’avenir est plus certain que le présent, ce qui est très cohérent avec la logique actuelle du tout-sanitaire, du traçage et du contrôle. Le Green Deal européen pose d’ailleurs les bases d’une taxonomie des comportements économiques et sociaux, à un système de crédit social vert dans lequel le critère idéologique l’emporte sur la création réelle de richesses. Le revenu universel est quant à lui le parfait exemple d’une création monétaire sans contrepartie réelle.
D’aucuns verront à la lecture de ces éléments une soviétisation bien entamée de nos sociétés européennes, dont la probabilité de s’écraser sur le mur de la réalité grandit à vue d’œil, les systèmes dopés à la fausse monnaie n’ayant jamais fait preuve d’une grande capacité de survie.
« Les gens font semblant de travailler et nous faisons semblant de les payer » (Léonid Brejnev).
« Un ordre sans liberté finit par provoquer un retour de balancier » (Henry Kissinger).
Article d’Yann Caspar, publié sur le site du VPost.
Diplômé en droit et sciences économiques, Yann Caspar s’intéresse aux questions politiques et économiques de l’espace post-soviétique. Franco-hongrois, il est aussi l’auteur de nombreuses chroniques littéraires.