Un dieu sauvage
Entretien avec Bernard Rio, auteur de Un dieu sauvage (éditions Coop Breizh)
(propos recueillis par Fabrice Dutilleul).
Bernard Rio mène une double carrière d’écrivain et de journaliste. Il est l’auteur d’une soixantaine de livres, et a été couronné par plusieurs prix littéraires pour ses essais historiques et ethnologiques, notamment « Voyage dans l’au-delà : les Bretons et la mort » en 2013 (prix Histoire de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire), et « Pèlerins sur les chemins du Tro Breiz » en 2016 (Prix du Salon du livre de Vannes). Il est aussi l’auteur de quatre romans : « Un dieu sauvage » publié chez Coop Breizh en 2020, « Le voyage de Mortimer » et « Les masques irlandais » publiés aux éditions Balland en 2017 et 2018, « Vagabond de la belle étoile » aux éditions L’Âge d’Homme en 2005.
D’où vous est venue l’idée d’écrire un dieu sauvage ?
C’est une question que je ne m’étais pas encore posée. D’où vient l’idée d’écrire une fiction ? Il y a des livres qui s’inscrivent dans une actualité, ceux publiés à l’occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte par exemple. Il y en a d’autres qui correspondent à une recherche personnelle et originale, ce fut le cas par exemple de mes essais « L’arbre philosophal », « Voyage dans l’au-delà » ou encore « Le cul bénit, amour sacré et passions profanes ». Mes romans relèvent d’une autre perspective. Ils s’imposent à moi. Pour chacun d’entre eux, j’ai dérogé à mes règles d’écriture, abandonnant ainsi la recherche préliminaire et le plan, pour privilégier l’intuition et l’imagination. Ceci dit, « Un dieu sauvage » est un roman à part car je ne l’ai pas écrit d’un seul jet. Je l’ai pris et repris périodiquement pendant plusieurs années jusqu’à la dernière version achevée en décembre 2019. Il a été chroniqué qu’il s’agissait d’un roman prémonitoire. Le récit a certes été écrit avant la crise sanitaire du Coronavirus, et contient des correspondances avec la situation actuelle. Néanmoins, les mesures politico-sanitaires qui attentent aux libertés de l’homme de la rue et que celui-ci découvre, avec ingénuité aujourd’hui, ont été décrites depuis des années dans des sphères aussi différentes que des revues scientifiques ou des ouvrages de science-fiction. Sans doute ai-je été plus attentif aux intersignes de l’invisible (le monde des dieux) et ai-je exercé mon esprit critique sur ce que je voyais et entendais depuis des lustres (le monde des hommes), ce qui m’a conduit à écrire cette dystopie. Ce roman participe cependant moins de la veine d’Aldous Huxley ou de George Orwell que d’un autre genre. Selon une critique littéraire, « Un dieu sauvage » serait plus proche d’« Au château d’Argol » (Julien Gracq), « Sur les falaises de marbre » (Ernst Junger) et « Le désert des tartares » (Dino Buzatti). J’y souscris pleinement.
Peut-on dire que votre livre est archéofuturiste, dans le sens où il mêle notre Antiquité la plus profonde, et notre futur le plus proche… ?
Oui, vous pouvez le qualifier ainsi. Mon récit revisite les mythes antiques tout en s’inscrivant dans une réflexion contemporaine : le devenir de l’homme dans un monde totalitaire et ses capacités de survie, d’évasion et de liberté.
Le récit fonctionne sur trois plans : la terre, l’homme et le divin. De même que les hommes croient dominer le monde et le temps alors qu’ils ne sont que des marionnettes entre les mains des dieux (selon l’heureuse formule d’Alain Daniélou), la caste au pouvoir que je décris est davantage dans l’illusion que dans la réalité. Le matérialisme recouvert d’un vernis moral n’est qu’un faux-semblant. Je développe aussi dans cette fiction une idée qui m’est chère, et qui pourrait s’apparenter à la physique quantique. Et si le temps n’était pas linéaire ? Si une autre logique inversait la cause et la conséquence ? Si le futur était déjà réalisé, si le passé était encore là, si le présent était une chimère ? Ce qui n’est pas la conséquence du passé pourrait-il être la conséquence du futur ?
Le roman illustre le concept de rétro-causalité. Il revisite le concept de l’espace-temps en lui octroyant une flexibilité par commutation de lignes d’univers. Dans le livre, le personnage du mystérieux Ignotus, invisible pour les Prêcheurs au pouvoir mais réel aux yeux des femmes, incarne cette permanence du passé, ce futur réalisé et ce présent illusoire. Il est le messager, celui qui condamne, celui qui enfante, celui qui fait peur et celui qui enchante.
Ce serait une sinistre infirmité que de penser la réalité comme un temps fini et un espace réduit au visible. La raison est ici soumise à la critique de l’illusion. La matière est assujettie à la conscience. L’ordre, qui n’est qu’un désordre organisé par le pouvoir, se décompose. La peur qui cimente le pouvoir disparaît mot après mot, image après image. Albert Camus écrivait dans « L’homme révolté » (1951) que tout blasphème était une participation au sacré.
En choisissant un personnage féminin comme élément déclencheur de la révolte, ne faites-vous pas du conformisme dans les temps actuels, bénis pour les femmes ?
Ah Ah ! Me tenant éloigné des faux débats télévisés, je me contrefous de ce qui est bien ou mal pensant, normé, genré ou je ne-sais-quoi encore. Senta la tisseuse est à l’image de la Pythie de Delphes ou de la Morrigan irlandaise.
L’histoire est « animée » par sept personnages : Quatre femmes symbolisant les trois Grâces et leur muse, et un trio d’hommes composé de l’inconnu incarnant un cavalier de l’Apocalypse ainsi que du duo de médecins représentant l’antagonisme du pouvoir. Ces septénaires contribuent tous, délibérément ou involontairement, à la destruction de l’ordre correspondant à chacune des sept étapes de l’évolution spirituelle : pulsion (conscience du corps physique), émotion (conscience des sentiments), raison (conscience de l’intelligence), intuition (conscience de l’inconscient), spiritualité (conscience du détachement), volonté (conscience de l’action), réalisation (conscience de l’éternité). Les quatre femmes ouvrent ainsi la voie à une spiritualisation, au renversement du positivisme des Prêcheurs, au retour de la conscience. Pour les suivre dans cette voie, il suffit de changer de perspective et de se laisser emporter par l’intuition dans un univers elliptique où le visible et l’invisible s’enchevêtrent, où l’esprit domine la matière.
Chacun de mes personnages se pose des questions au fur et à mesure que les événements improbables emportent la raison. Le hasard bouleverse la vie de celui qui l’accepte pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire un simple hasard, et pour ce qu’il est : le destin, une correspondance qui vient du futur. En se déconditionnant, les quatre femmes se laissent emporter par la crue des mots qui charrie les épaves du vieux monde. La résilience opère alors. La vie ne se profile plus comme une ligne droite mais se déroule comme une spirale. L’être humain est dans la main des dieux et cependant doté d’un libre arbitre. Il a toujours le choix du chemin qu’il emprunte.
Votre roman est une profonde critique de notre monde moderne. L’écrivain que vous êtes s’y sent-il étranger ? Qu’est-ce qui vous dérange le plus ?
Le monde occidental est désenchanté et même déprimant si on ne prend pas un peu de recul. C’est l’aboutissement d’une idéologie matérialiste apparue à la Renaissance qui a culminé à la Révolution française et a gangrené l’ensemble des classes sociales. Cependant je trouve la situation actuelle passionnante. J’estime d’ailleurs avoir eu la chance d’assister en direct en 1989 à l’effondrement du bloc soviétique (lequel a pris à contrepied tous les experts qui occupent les plateaux de télévision). Un de mes plus beaux souvenirs de journalisme fut la comparaison que je fis entre deux voyages à Berlin-Est, avant et après la chute du mur.
Aujourd’hui, bis repetita, c’est le capitalisme qui va s’effondrer. Je n’ai pas peur de ce qui va se passer et je n’entends pas jouer le rôle de supplétif pour conserver les petits privilèges matériels d’un monde voué à sa perte. Et il n’y a pas lieu à mes yeux de sauver ce système où plus rien n’est sacré. Dans ce système, j’inclus toutes les institutions civiles et religieuses. Il est symptomatique qu’en France toutes les églises et religions, (y compris les groupuscules néodruidiques qui se sont particulièrement ridiculisés en officiant masqués dans la nature), aient collaboré obséquieusement avec le pouvoir, en appelant leurs fidèles à courber l’échine. Ces « gens d’Église » ont oublié que les sanctuaires ne relèvent pas du profane mais du sacré. Lors des épidémies, dans l’antiquité et au Moyen Âge, il y avait une lecture magico-symbolique des événements, et donc une interprétation et une réponse appropriée. Par exemple, je pense notamment aux cultes et vertus prophylactiques de saint Sébastien et saint Roch. Les légendes hagiographiques sont comparables à des palimpsestes qui recèlent sous le vernis de la reformulation chrétienne, la présence de substrats mythologiques anciens. En l’occurrence, saint Sébastien s’apparente au Sagittaire (du latin saggitarius, l’archer), dans le calendrier zodiacal, c’est-à-dire dans la mémoire d’un temps mythique. Le martyre par sagittation du saint peut être mis en parallèle avec le dieu archer de la mythologie grecque Apollon et ses flèches pourvoyeuses de la peste. Dans l’Iliade, le dieu à l’arc d’argent assouvit sa vengeance contre les Achéens en les frappant de ses flèches qui répandent l’épidémie dans la ville. Cette allégorie ne peut être qu’un motif littéraire si on se place sur un plan profane. Elle peut être aussi interprétée sur un plan sacré. Dans la mythologie, l’archer a une vocation particulière : contrôler, réactiver ou prendre l’énergie vitale de la nature. Lancer une flèche est une opération magique qui permet d’agir à distance, de réactiver le saint (Sébastien), le dieu (Apollon), le soleil en le piquant avec des flèches par une opération relevant de la magie sympathique, afin que l’astre ne meure pas et que le printemps advienne. Or, pendant l’épidémie, les sanctuaires ont été fermés avec la complicité du clergé. Ce qui est un sacrilège. Il a été interdit aux dévots d’honorer les saints protecteurs, ce qui est un non-sens. Cette absence de sacralité et de mystère, voilà ce qui me gêne le plus dans la société contemporaine.
« Finalement, tout devient possible lorsque le monde se transforme en chaos » dites-vous. C’est à la fois un message terrifiant, mais aussi porteur d’énormément d’espoir, non ?
Dans ce roman, la révolte solitaire devient universelle. Au sentiment de l’absurde d’une situation succèdent les temps de la rébellion, de la mort puis de la renaissance.
La révolte de mes héroïnes ne se résume pas à une contestation des esclaves, à une colère et à un affrontement, elle se place entre deux temps, le temps d’avant, la guerre, et le temps d’après, l’unité. Cette révolte des femmes prend peu à peu les allures d’une délivrance tandis que la révolte d’un autre personnage, le docteur, s’avère une aliénation. La première est métaphysique et suit les voies du sacré, c’est une évolution acceptée qui ne cherche pas à nier ou à tuer Dieu mais à intégrer et à manifester une part d’éternité. La seconde est une révolution manichéenne. Elle se limite à une alternative entre le bien et le mal, c’est un rapport de force entre le maître et l’esclave, le second n’aspirant qu’à remplacer le premier dans cette relation dominant-dominé. Dans la mythologie, l’un des travaux d’Hercule/Héraklès est de nettoyer les écuries du roi Augias, dont le nom signifie « brillant, rayonnant ». Le roi voit (il rayonne) ses 3 000 bœufs mais ne sent pas leurs déjections. Ressentir, c’est sentir la chose (du latin res). Aujourd’hui les politiciens ne sentent plus la chose publique (res publica). Il appartient au héros de détourner les eaux des fleuves pour purger l’immonde.
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