4 décembre 2016

Philippe Grasset et notre contre-civilisation

Par Nicolas Bonnal

Le livre de Philippe Grasset est le plus important paru ces dernières décennies en France ; il se compare à Debord ou aux meilleurs Baudrillard. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Ce dont il s’agit, c’est de sauver son âme du Titanic qu’est devenue notre civilisation ; Titanic si glacé qu’il n’a plus besoin de couler. Il faut réchauffer les paroles dont a parlé Rabelais.

On commence par Hamlet.

Hamlet explique à Rosencrantz que le Danemark est une prison : Then is the world one, répond l’autre pour une fois plus inspiré (Acte II, Sc. 2).

Ce que Hamlet appelle The Distracted Globe (TDG), après avoir écouté le fantôme (I, 5), ce mot global donc, et toutes ses connotations néototalitaires, Philippe Grasset en parle très bien, en parle extraordinairement à sa page 200 : « La rotondité de la terre permet de suggérer que l’espace physique prend la forme d’un symbole de l’inéluctabilité de la modernité comme maîtrise du monde (on dira plus tard globalisation du monde, ce qui veut dire sous forme pléonastique globalisation du globe et confirme que le globe terre n’est pas seulement un phénomène physique, et qu’il est également le symbole à la fois de la maîtrise et de la fermeture du monde par la modernité). »

Mon dictionnaire Quicherat de 1899 nous éclairera : le globe désigne un essaim d’abeilles, une troupe de conjurés consensionis globus, chez mon Salluste, et même une escadre (globus navium). Ce globe est un escadron.

Philippe Grasset ajoute sur cette néo ou anti-civilisation née à la Renaissance : « Avant même d’exister et de mériter son existence, notre « deuxième civilisation occidentale » et déjà créatrice de ce qu’elle juge être un nouveau récit de l’histoire du monde dont la conclusion, nécessairement paroxystique, lui appartient, et lui appartient au point qu’elle peut décider qu’il n’y a pas de conclusion ; par conséquent, n’entendant nullement se préparer à passer la plume du récit de sa propre histoire à la suivante – au contraire, il n’y aura pas de « civilisation suivante » – créatrice d’une histoire différente, bien entendu, et rien après en vérité la fin de l’histoire avec elle… »

Notre civilisation abolit l’histoire en remplaçant les civilisations par sa contre-civilisation. Le bilan est similaire chez Marx ou Debord. On est face à une usurpation gigantesque. Debord sur le spectacle : « Son pouvoir apparaît déjà familier, comme s’il avait depuis toujours été là. Tous les usurpateurs ont voulu faire oublier qu’ils viennent d’arriver. »

Marx et son extraterrestre bourgeoisie : « Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elles ce qu’elle appelle civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image. »

C’est le choc des civilisations expliqué à de moins nuls !

Philippe Grasset évoque le suprématisme anglo-saxon qui a imposé sa technoscience à la planète. Et il infère que cette logique de suprématie raciale, dont Toynbee fait mine de s’excuser, se transfère à un périlleux domaine : « Le suprématisme qui s’est emparé des psychologies anglo-saxonnes à partir des années 1945 est l’enfant incontestable et direct du système du technologique, une affirmation de supériorité fondée sur une sorte de puissance intrinsèque de la technologie, quelque chose qui est exsudé par le Système, qui est accouché par lui, qui impose sa loi hégémonique, avatar ultime à prétention politique du déchaînement de la Matière. Le « racisme anglo-saxon », désigné par nous comme une catégorie spécifique de la sociologie de la culture, etc., n’est qu’un brouet préparatoire… »

Le monde d’Alpha ville sera celui de la cybernétique à visage humain.

Philippe Grasset ajoute à propos de l’entrée en matière de notre modernité matricielle, cafardeuse et industrielle (car un gros spleen se développe avec) : « Derrière ce masque, qui pourrait deviner cette dictature de la Matière, sinon quelques esprits échappant au carnage – disons les Happy Few ? Épouvanté, Stendhal entend cette phrase terrible du nommé Gouhier : « les Lumières, c’est désormais l’industrie » – lui, qui a bien compris, sonne le ralliement des Happy Few avec le tocsin dont il dispose, c’est-à-dire sa littérature. »

La civilisation des Lumières, c’est la civilisation des ampoules et du clignotant.

Que cette machine tourne à vide est une idée ancienne, que notre Philippe Grasset trouve dans un texte de Benjamin Constant : « Tout à présent se trouve fait dans un but qui n’existe plus, et que nous, en particulier nous sentons destinés à quelque chose dont nous n’avons aucune idée ; nous sommes des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : puisque je tourne, j’ai donc un but. »

Cette deuxième civilisation occidentale, ou contre-civilisation est implacable, « quelque chose qui n’a ni précédent, ni équivalent, et qui entend n’avoir jamais d’imitateur puisque avec lui devrait se clore l’histoire du monde. »

Philippe Grasset ajoute que le christianisme fait partie de la modernité, qu’il s’est voulu savant, progressiste, libéral, tolérant, qu’il n’a rien à opposer au monde actuel, et que d’ailleurs il n’a rien opposé (à part quelques textes délirants contre les Francs-Maçons) : « Le destin malheureux et fautif du christianisme doit finir par trouver sa place dans l’arrangement général des choses et du monde. »

Mieux, « le christianisme a trahi les anciens et ses origines, installant une déviation catastrophique et unique dans l’histoire du monde, unique en tout cas pour le cycle en cours… Tant pis pour lui. »

Parfois impitoyable (en apparence seulement), Grasset évoque « la déroute complète des religions monothéistes ». Il était temps.

Le déclin de l’esprit, pour Philippe Grasset, est clairement lié à la croissance de la technologie et au développement de l’imprimerie. Elle est le conspirateur Freston du chapitre des moulins du Quichotte, le grand falsificateur du monde. Le monde va devenir un tigre de papier.

Cette imprimerie, qui développe dans ses pamphlets incalculables les fanatismes et les tueries incessantes de deux siècles ou plus de guerre de religion, permet d’imprimer des faux billets pour les financer – car tous les billets sont faux, et nous l’avons vu avec le deuxième Faust de Goethe. Joignons-y la multiplication de la dette publique, via la banque d’Angleterre et ses copies, phénomène aussi souligné par Karl Marx (livre VIII du Capital).

« De même et au-delà à partir de l’imprimerie et grâce à l’imprimerie, apparaît d’une façon embryonnaire mais déjà prometteuse la possibilité d’un développement galopant de tout l’apparat de mystification et d’inversion systématique des productions du système de la communication, de toute cette machinerie d’abaissement de l’être, de déstructuration des esprits, de dissolution de l’âme. »

Philippe Grasset insiste à cet égard sur le persiflage, les mazarinades et le rôle des pamphlets et libelles dans la grande entreprise d’épuisement de la psychologie dont on sait qu’elle prépare les révolutions, le tournant de la fin du XVIIIe siècle et le « déchaînement de la Matière qui est l’ouverture à l’intrusion du Mal… »

On laisse à nos lecteurs le soin de découvrir chez Philippe Grasset les ressources intérieures à développer pour assurer un salut personnel dans le Titanic moral de cette civilisation. Un exemple : « Il faut être dissident, et la dissidence n’est pas une matière admise à l’université ; dans le monde convenu de nos élites, dans les salons où se décide le sort des grandes entreprises ; dans cette époque de « cauchemar climatisé » (Miller) et privée de toute hauteur de gloire de l’esprit, cette époque où mon cœur saigne et où mon âme poétique est le rempart ultime qui me garde de l’abîme où l’on chute. »

 

Bibliographie

Grasset (Philippe) – La grâce de l’histoire – le deuxième cercle (Éditions mols)

Debord (Guy) – Commentaires sur la société du spectacle

Goethe – Deuxième Faust

Marx (Karl) – Le capital, chapitre VIII

Soral (Alain) – Après l’empire

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Philippe Randa,
Directeur d’EuroLibertés.

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