Dilettante de l’apocalypse, Drieu la Rochelle, l’étendard suicidaire
Par Philippe Pichon, écrivain
Un personnage complexe, d’une complexité si ravitaillée en contradictions qu’elle en devenait énigmatique. Rien de plus malaisé que de comprendre et même de pressentir Drieu la Rochelle. Il fut tout et le contraire de tout, forme raffinée d’une auberge espagnole, vivant dans la société juive (vivant d’elle aussi) et antisémite, nationaliste français et apologiste de la SDN (Société des nations, ancêtre de l’ONU), décadent et dénonciateur de la décadence, dandy guetté par l’impuissance et exaltateur de la force brute, anglomane et partisan de l’Allemagne nazie.
De tous les écrivains collaborationnistes (ou écrivains collaborateurs, c’est comme on veut), il fut à-peu-près le seul à bénéficier, de la part de ses adversaires, d’un traitement d’indulgence. Son suicide contribua beaucoup à imposer auprès de la jeune génération – qui en fit l’un de ses auteurs de proximité – son personnage romantique de beau ténébreux. Or, voilà que cette image se trouvait brusquement et brutalement dérangée par le Journal 1939-1945 (Gallimard, 1992) qui révélait un fasciste caricatural, antisémite à la Fourier, homophobe à la Claudel. La bonne société littéraire n’en revint pas, les colonnes des journaux et les tribunes de télévision – du Point à Bouillon de culture, en passant par Le Nouvel Observateur et Le Figaro – furent toutes remplies d’un étonnement qui débouchait sur une indignation frénétique.
« Qui cache son fou, notait Henri Michaux, meurt sans voix. » Le Journal de Drieu ne dissimule pas le sien, il l’exhibe même, en sorte que sa voix calomnie la raison avec une violence que rien n’atténue. La folie antisémitique participe d’un délire plus vaste qui tourne parfois à ces répertoires burlesques et surréalistes à la Prévert. Son programme d’épuration prévoyait par exemple d’abattre la tour Eiffel, de détruire le Trocadéro, de faire de Paris un jardin public, de renvoyer des villes les gens nés dans les campagnes ! Drieu projette dans la politique le chaos de son imaginaire, ce que le fascisme – qui libère la plus inquiétante des forces irrationnelles – encourage, en même temps – par son messianisme et son totalitarisme – qu’il donne l’illusion aux faibles de résoudre à travers lui leurs désordres intimes. Les temps forts de la politique de Drieu sont les temps faibles de sa vie. L’idéologie du militant nie la disponibilité de l’homme vulnérable.
Son Journal confidentiel, calepin intime, paroxysme de la haine de soi – dont il exigea de son frère la publication posthume, comme s’il avait voulu fournir rétrospectivement à ses adversaires des prétextes plausibles à le mépriser – contredit son action publique. Nourissier le remarquait : « Drieu avait presque toujours estompé le trait dans ses textes publiés sous l’Occupation, de sorte qu’on ne trouvait rien de trop inexcusable à lui reprocher. » Entre ce qu’il confiait pour soi seul à ses carnets secrets et ce qu’il faisait connaître de lui à autrui, il y avait un fameux décalage. De même – et cela importe beaucoup dans une époque d’abjection policière – entre ce qu’il pensait et ce qu’il faisait ; ainsi qu’en témoigne cette note du 8 février 1944 : « Les amis juifs que je gardais sont mis en prison ou sont en fuite. Je m’occupe d’eux et leur rends quelque service [en clair, il leur sauve la vie, ce qui fut le cas pour sa première femme Colette Jeramec et Emmanuel Berl]. Je ne vois aucune contradiction à cela. Ou plutôt – la contradiction des sentiments individuels et des idées générales est le principe même de toute humanité. On est humain dans la mesure où l’on fait entorse à ses dogmes. »
On comprend les imprécateurs. On les comprendrait mieux s’ils s’interrogeaient aussi sur cette contradiction-là.
Dans son dense opusculet, L’Appel des décombres, paru aux éditions Le Feu Sacré, dans cette « petite » collection Les Feux Follets, sous la direction littéraire d’Aurélien Lemant, l’écrivain Valéry Molet tourne autour de son Drieu comme un papillon autour de la lampe à l’ardeur mystérieuse : pour s’y cogner et s’y brûler.
Malraux disait de Drieu que c’était l’un des personnages les plus nobles qu’il avait rencontrés. C’en était aussi l’un des plus déconcertants, avec une espèce de dilettante d’apocalypse.
Retouché de livre en livre, Valéry Molet signe (ou dresse) un portrait de Drieu par Molet Valéry (à travers sa lecture approfondie du Gilles). Plutôt l’esquisse de ce portrait-là, serré comme un garrot, noué comme un nœud gordien pour que gicle le venin d’une sensibilité suicidaire. Le sang d’une œuvre – un sang noir, un sang caillé. La détresse qui se raidit. Le désespoir qui se fige. L’intelligence sèche et meurtrière, reconnaissable entre toutes à la permanence de l’auto-diffamation, l’acharnement à n’avouer que ses manques et ses tourments, la dissimulation de ce qui distingue du commun, la volonté d’être le bourreau de soi-même. Le désarroi que creuse et avive l’usure du temps.
La vie en proie aux signes avant-coureurs de la mort : la décrépitude, l’impuissance, l’infirmité irrémédiable dès l’origine, la chaîne des infortunes, ce boulet qui entrave et paralyse. La plus profonde des saloperies : la liberté. Le demi-jour dans la proximité de la nuit. La déchirure à la veille d’être volontairement infectée. L’intimité la plus nue et la plus navrante traînée dans les coulisses du théâtre élisabéthain. L’intuition de la cruauté inquisitoriale. L’art de se dénigrer comme on se mutile. Celui d’écrire comme on se suicide. Le masochisme comme une ascèse. Le sens hautain de l’allure. La façon aristocratique de se bien tenir pour partir en beauté, en refoulant le cri que l’on pousse au moment de quitter sa peau. Le face-à-face avec le néant, sans gémir, sans trembler, en jouant jusqu’au bout sa partition dans une partie à l’avance perdue. Le suicide – acte de vaincu vainqueur auquel pense Molet de temps en temps, de plus en plus, p.29 – suprême consolation de l’infirmité originelle.
Le tract littéraire de Molet contient 44 pages serrées… mais il est plus brillant que toutes les biographies sorbonnardes réunies. Il atteint en majesté le Drieu la Rochelle de l’ami Pol Vandromme (Éditions Universitaires, coll. Témoins du XXe siècle, 1958[1]) qui avait « traité Drieu en critique littéraire, convaincu que les erreurs et les fautes du militant ne prévaudraient pas sur le talent d’un héritier du romantisme viril de Baudelaire ».
Ceux qui répètent que Drieu est un auteur médiocre ne savent pas ce qu’ils disent – plus exactement ce qu’on leur fait dire. C’est un écrivain majeur. Voilà pourquoi Molet lit Gilles de Drieu.
Valéry Molet, L’Appel des décombres, coll. Les Feux Follets, Le Feu Sacré éditions, 56 p. 8,50 €.
[1] Drieu la Rochelle, de Pol Vandromme, a reparu en 2004, sous le titre Les saisons de Drieu, chez Dualpha, avec une préface inédite de l’auteur.
Poète et prosateur, déjà auteur de Voyage en Tsiganie. Enquête sur les nomades en France (Éditions de Paris), Journal d’un flic (Flammarion) et de Fichier STIC : une mémoire policière sale (Jean-Claude Gawsewitch éditeur) qui ont suscité de vives polémiques dans la presse nationale, Philippe Pichon récidive. Après des Humanités et un parcours atypique (transgenre ?), à 53 ans passés, au son de « Lâchez-nous la grappe, culs-de-basse-gauche », il pourfend les thuriféraires du « vaginalement correct ».
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