Les débats interdits de la démocratie
André Perrin a publié en 2016 « Scènes de la vie intellectuelle en France » aux éditions de l’Artilleur, ouvrage dans lequel il s’insurge contre « l’art perdu du débat ». Il prend comme point de départ le tollé vindicatif qu’a suscité l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim paru en 2008 : « Aristote au Mont-Saint-Michel : les racines grecques de l’Europe chrétienne. »
Ce livre, extrêmement documenté soutient la thèse iconoclaste que le « réveil » culturel et intellectuel de l’Occident à partir du XIe siècle n’est pas dû, contrairement à l’opinion universitaire et bien-pensante généralisée et intouchable, aux Arabes ni au monde arabo-musulman, mais a bénéficié d’une transmission prioritairement latine et byzantine. L’« obscurantisme » médiéval de l’Occident rabâché dans nos écoles avec délectation est une imposture d’une histoire politisée et commode. La thèse de Gouguenheim est par ailleurs appuyée par de nombreux universitaires, notamment en Histoire du Droit depuis de nombreuses années.
Mais la mode politique s’attache à faire de l’Islam le sauveur intellectuel d’un Occident ratiociné et retourné à la barbarie pendant plus de cinq siècles. Toutefois Gouguenheim ne nie pas non plus l’apport arabe (et non « musulman », faisant un distinguo très intéressant et essentiel entre les deux termes ne recouvrant pas du tout les mêmes notions qu’il explique très bien) dans l’essor de l’Europe à partir du XIe siècle.
Notamment il souligne que l’apport arabe est passé d’une part par le filtre du Coran, ne « transmettant » à l’Europe de l’héritage grec que ce qui entrait dans les concepts coraniques et non TOUT l’héritage grec.
D’autre part, la transmission arabe est souvent le fait d’une transmission indienne (c’est le cas de l’« invention » des chiffres dits « arabes » que les Arabes appelaient chiffres « indiens »…) ou d’une intégration de Grecs ou de Byzantins dans les entourages immédiats des califes qui les avaient soumis par les conquêtes à partir de la fin du 7e siècle.
Ainsi la permanence de la pensée grecque nuance l’omniscience arabe prétendument affirmée. Enfin les échanges entre Byzance, les Grecs syriaques, les prélats d’Italie vers l’Europe n’ont jamais cessé. Et au contraire, lorsque la conquête musulmane atteint l’Italie en 827, les monastères et les bibliothèques seront incendiés et les habitants déportés. Encore une fois, il convient de faire preuve de nuance et d’objectivité.
Mais la censure de la pensée interdisant toute opinion discordante, la politisant immédiatement selon les besoins idéologiques du moment, s’est déchaînée contre Gouguenheim, le travestissant et l’assimilant pratiquement à un cryptofasciste. Il n’y a qu’une vérité ; elle doit être monolithique et surtout sans aucune nuance…
C’est au combat contre cette indigence révoltante de la pensée intellectuelle qui muselle tout débat et esprit critique qu’André Perrin consacre son ouvrage qui, après une défense de principe de Gouguenheim, s’attaque à la pensée dominante et exclusive sur l’anticléricalisme, le racisme et la « police du langage », le relativisme du « tout se vaut » en matière de civilisations, la langue comme instrument d’une société « sexiste », le terrorisme justifié par la pauvreté, les misères de « l’islamophilie politique », pour finir par les explications « excusatoires » dont notre société est friande.
Il faut rappeler que Sylvain Gouguenheim (« l’homme à abattre » pour le Figaro qui en prit la défense) est docteur en histoire médiévale, il a été maître de conférences à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et membre du Laboratoire de Médiévistique occidentale de Paris avant de devenir professeur des universités à l’ENS Fontenay-Saint-Cloud. Quant à André Perrin, il est agrégé de philosophie, et fut inspecteur d’Académie.
La quatrième de couverture de son ouvrage est rédigée par Pierre Manent, philosophe et professeur de philosophie politique, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. On ne peut pas dire que ces éminents auteurs sont des « primaires » populistes et donc incultes qu’on peut balayer d’un revers de main méprisant. C’est pourtant ce que l’intelligentsia universitaire et médiatique a fait avec une hargne farouche face peut-être au danger que de tels auteurs peuvent faire courir à l’opinion dominante et inviolable de nos démocraties aux débats interdits.
Le livre d’André Perrin fourmille de faits, citations, références brillantes, ce qui en fait un ouvrage d’une très haute tenue aux raisonnements imparables de clarté, et dans lequel la « patte » du philosophe marque régulièrement le cheminement, accolée à des exemples très concrets de l’actualité des dix dernières années, revisitée par un regard aigu, incisif et très critique sur la manière de penser de nos intellectuels.
André Perrin n’adhère pas nécessairement à toutes les thèses de Sylvain Gouguenheim mais il en est parfois proche et estime qu’elles méritent en tout cas un débat apaisé et intelligent. Toutes choses inouïes dans notre société libérale.
Mais il y a pire. Les haineux détracteurs de Gouguenheim lui reprochent une référence à Sigrid Hunke, brillante historienne médiéviste, spécialiste de l’Islam et philosophe allemande, élève entre autres de Heidegger, mais malencontreusement membre du NSDAP dans sa jeunesse.
Sigrid Hunke, entre autres ouvrages, en a écrit deux aux destins contraires. L’un, en 1960 : « Le soleil d’Allah brille sur l’Occident » est un livre d’une richesse extraordinaire, aux références fournies, rempli d’anecdotes vivantes, et qui montrent une connaissance parfaite de son sujet et du monde arabo-musulman. Elle y démontre la suprématie arabe entre les VIIe et XIIe siècles sur les plans culturels, mais surtout scientifiques et dans le domaine médical. Loin d’être contradictoire de la thèse d’André Perrin, qui se limite à l’apport intellectuel de l’héritage philosophique et littéraire grec principalement, elle aborde l’apport arabe sous un angle plus large et de manière très convaincante.
Son ouvrage est réédité régulièrement – dernièrement chez Albin Michel- et sert parfois de référence puisqu’il va dans le sens de la pensée primaire dominante (ce qui n’est pas tout à fait vrai lorsqu’on la lit avec attention…). Mais la citer reste toujours dangereux (on ne dîne pas avec le Diable même avec une longue cuillère !).
D’autant que son autre ouvrage majeur : « La vraie religion de l’Europe : la foi des hérétiques » est une condamnation sans appel du christianisme et de son œuvre en réalité destructrice adjointe à une illustration et défense des religions naturelles de l’Europe. Ce livre en fait un épouvantail diabolique discréditant tout ce qu’elle pourrait dire ou écrire à n’importe quel propos.
Elle distingue d’ailleurs dans son « Soleil d’Allah… » les différences fondamentales entre un christianisme primaire, rugueux et intolérant, et un Islam raffiné tel qu’il se présentait dans ses premiers siècles en tout cas. Ses ambiguïtés et ses non-dits sont de nature bien entendu à la rendre détestable par les ayatollahs de la bien-pensance occidentale… assez primaires et rugueux en effet…
Les ouvrages de Sylvain Gouguenheim, André Perrin et Sigrid Hunke sont à chaudement recommander pour élever un débat foulé aux pieds par un lavage de cerveau devenu intolérable, même si les opinions politiques de ces trois auteurs sont certainement différentes. Ce sont surtout de véritables intellectuels que les idéologies n’ont pas entamés et qui restent libres de leurs pensées.
Dans la même veine, et pour toujours éclairer notre actualité affligeante, on pourrait ajouter à cette liste d’auteurs « rafraîchissants », Chantal Delsol, à lire aussi absolument et notamment « Populisme : les demeurés de l’Histoire » (Éd. du Rocher) ainsi que « La haine du monde : totalitarisme et postmodernité » (Éd. du Cerf), ouvrages auxquels on ne peut que souscrire quelles que soient ses opinions personnelles pour peu qu’on possède l’intelligence de l’objectivité, le recul du sens critique et la passion de la libre connaissance.
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