Gian Lorenzo Bernini, célébrissime prince des sculpteurs
Laurent Dandrieu avec Le roi et l’architecte, sous-titré « Louis XIV, le Bernin et la fabrique de la gloire », nous narre cette rencontre manquée entre le roi le plus puissant de son époque et le maître de la splendeur baroque. Pourtant tout commence bien ou presque. Effectivement, le roi de France prend sa plume pour écrire personnellement aux personnes concernées, c’est dire l’importance de l’affaire : « Le tout jeune Louis XIV s’adresse respectueusement comme un fils à son père (mais un père, nous le verrons, qui n’a pas d’autres choix que d’agréer à la demande de son fils) : c’est le Pape, Alexandre VII. À l’autre, le roi de France écrit presque comme à un égal, en lui demandant courtoisement de bien vouloir céder à sa requête : c’est qu’il s’adresse ici au prince des sculpteurs, le célébrissime Gian Lorenzo Bernini, connu en France sous le nom de cavalier Bernin. »
Rappelons tout de même les subtils enjeux diplomatiques d’alors : le Bernin travaille sur l’architecture de Saint-Pierre. Le Pape doit donc consentir à ce que le Cavalier abandonne ses chantiers romains pour venir à Paris, sans pour autant donner l’impression aux cours européennes qu’il cède aux exigences du jeune Roi…
Dans l’esprit de Colbert, Versailles n’est qu’un caprice royal voire une fantaisie bourbonnienne. La grande affaire du Contrôleur général des finances reste le Louvre, car « il espérait détourner le Roi de Versailles, et joue de la nécessité de finir le palais des rois de France pour dissuader Louis de consacrer trop de temps, d’argent et d’énergie à un bâtiment » qui selon les propres pensées de Colbert « concerne bien davantage le plaisir et le divertissement du Roi que sa gloire. »
L’avenir démontre aisément que Colbert se trompait. De fait, les volontés du petit-fils d’Henri IV se montrent bien différentes de celles exprimées par l’homme dont le blason reproduit une couleuvre. Dès 1661, Louis XIV confie à Le Vau l’extension du petit château hérité de son père Louis XIII.
L’auteur analyse parfaitement le cadre versaillais en rappelant des vérités hélas oubliées : « On ne comprendrait rien à Versailles si on se laissait abuser par la majestueuse rectitude de sa silhouette pour en conclure qu’il n’est qu’une manifestation, la plus classique qui soit, d’un projet aussi rationnel que sa façade est rectiligne. Cette vision d’un Versailles rigide, expression d’une sorte de « l’État c’est moi » taillé dans la pierre, oublie la réalité de ce que fut le palais de Louis XIV : d’abord une folie éminemment baroque, qui frappa son époque par sa démesure et son goût du faste, pur de toute entrave ; ensuite un perpétuel chantier évoluant au gré des étapes du règne du Roi Soleil et des fêtes qui le ponctuaient ; enfin le décor d’une pompe royale qui ne peut être comprise que si on se rappelle qu’il s’agissait d’un spectacle vivant, animant le château des échos d’un foisonnement artistique incessant qui en faisait tout autre chose que la coquille vide à laquelle la République nous a habitués. »
Colbert veut donc confier au Bernin les travaux du Louvre pour le transformer en plus beau palais de France et d’Europe. Le Cavalier est connu pour être un génie précoce.
Précisons que : « c’est à Grégoire XV, du reste, qu’il doit cette appellation de Cavalier, puisqu’en 1621, le Pape le fit chevalier de l’ordre pontifical du Christ. »
Pour rappel, il fut présenté : « au Pape à l’âge de dix ans par le cardinal Scipion Borghese : décidé à la tester, Paul V lui demande à l’improviste de dessiner une tête de saint Paul. Le garçon s’en serait acquitté avec une telle maestria que le Pape aurait prophétisé : cet enfant sera le Michel-Ange de son temps ! »
Voilà la réputation qui l’escorte et le précède quand le Bernin pénètre au royaume des lys. Nonobstant son aura et ses merveilleuses réalisations qui prouvent son immense talent, sa visite ne produit pas les effets escomptés. En effet, le caractère du Bernin se heurte à la fois aux tracasseries de la cour de France et aux architectes français. Ces derniers n’entendent pas que le futur palais royal soit pensé, conçu et façonné par un étranger.
De son côté, le Bernin se montre très critique dès que l’architecture, la peinture, la sculpture enflamment les sujets de conversation. Il déborde d’enthousiasme et se révèle volontaire, dynamique, quelques fois emporté. Sa franchise choque les courtisans habitués pour la plupart à la retenue, à l’hypocrisie, aux calculs mondains et politiques : « L’art français ne lui arrache que peu de commentaires, alors qu’il reste intarissable sur les œuvres italiennes. »
Le Roi lui-même hésite pendant un certain temps à convier l’italien à Versailles. Il ne veut pas souffrir des critiques que le fabuleux architecte ne manquerait pas de prononcer à l’endroit de « ce modeste pavillon de chasse. »
Pour être le plus exhaustif possible, il convient de préciser que les artistes français (Le Nôtre, Le Vau, Perrault, etc.) ne lui facilitent guère la tâche. Ils entendent faire de l’art français leur chasse gardée. L’attitude de Colbert aussi se montre ambiguë. Finalement il se prononce contre les projets architecturaux du Bernin.
Toutefois, entre les visites de courtoisie volontaires et imposées, la fréquentation de certains salons, les travaux sur la réhabilitation de la façade du Louvre, ses chantiers romains, les rencontres avec le Roi, les tracasseries de ses nombreux opposants, le Cavalier eut malgré tout le temps, en moins de trois mois, de sculpter un merveilleux buste de Louis XIV.
Par comparaison, Jean Warin mit un peu plus d’un an à réaliser le sien. N’oublions pas, afin de bien nous rendre compte de la performance artistique du Bernin, la donnée historique suivante : quand Louis XIV vient poser, il est constamment accompagné de vingt, trente voire quarante courtisans qui se répandent dans l’atelier de l’italien.
Le Cavalier doit donc travailler la pierre pour que le résultat se rapproche le plus possible de son auguste modèle, tout en répondant aux mille questions, parfois insipides, des suiveurs, sans jamais cesser de penser à ses nombreux travaux français et romains… Admirable !
Dandrieu nous décrit par le menu cette visite parisienne du Bernin, au cours de laquelle il rencontre le Roi et les plus grands personnages du royaume.
Bien que Louis soit au départ très favorable aux projets du Bernin pour le palais du Louvre, ceux-ci ne sortiront jamais de terre. La faute en revient à différents facteurs et événements parfaitement décrits par l’auteur.
Ainsi, les luttes de pouvoir et les mécanismes de la cour sont brillamment exposés par Dandrieu qui dispose d’une plume alerte et fort agréable. Au cours de son escapade française, le Cavalier est assisté et accompagné par Chantelou – selon le désir de Louis XIV – qui lui prodigue des conseils avisés pour éviter les différents pièges tendus. Il devient également son meilleur défenseur envers ceux qui le critiquent et le calomnient. De cette rencontre naît un journal. Chantelou le rédige quasiment au jour le jour, depuis l’arrivée du Bernin à Paris jusqu’à son départ, cinq mois plus tard.
Cet écrit nous renseigne sur la personnalité réelle du Bernin, sa vision de l’art ainsi que sur la vie de cour. Chantelou n’oublie pas d’analyser la dimension politique et diplomatique de cette rencontre entre Louis XIV et le Bernin, sur laquelle Dandrieu revient souvent en précisant – entre autres – les enjeux de prestige pour Paris et Rome. La relation amicale teintée d’un profond respect réciproque entre Chantelou et le Bernin demeure l’un des rares points positifs que l’italien retira de son passage en France.
Finalement, les plans et les esquisses du Cavalier proposés au roi sont bien trop romains pour s’imposer à une époque ou le classicisme français s’invente et trouve son style propre. Richard Wittkower, qui ne peut être soupçonné d’hostilité envers le Bernin lui ayant consacré plusieurs études favorables, écrit une analyse très pertinente qui explique parfaitement les raisons du refus louisquatorzien : « Avec cette décision, Paris fut sauvé du douteux honneur d’avoir en ses murs le plus grand palais romain jamais projeté. Pour splendide qu’ait été le projet du Bernin, cette énorme et austère masse serait restée à jamais comme un produit étranger à l’atmosphère sereine de Paris. À Rome, le cube du Palais Farnèse, l’ancêtre du projet du Bernin, peut-être comparé à un solo dans un chœur. À Paris, le Louvre écrasant du Bernin n’aurait eu aucune résonance. »
Nous laissons à Dandrieu le mot de la fin qui exprime, mieux que nous ne pourrions le faire, un avis extrêmement pertinent sur l’architecture, ses dérives et l’orientation qu’elle doit à nouveau prendre : « Ces lignes (celles de Wittkower) sont écrites en 1958, à une époque où le fin architectural n’était pas encore ce style international dont le seul objectif semble être de semer, de Paris à Tokyo et de Budapest à Rio de Janeiro, les mêmes monuments interchangeables, jetés çà et là sans le moindre respect de leur environnement culturel, juste avant que l’architecture contemporaine ne se transforme en une gigantesque machine à uniformiser le monde, et donc à le rendre inhumain. Au rebours de cette utopie moderne, les choix du Grand Siècle et les intuitions géniales de Louis XIV nous offrent le modèle de ce que pouvait être hier, de ce que pourrait être encore demain, une politique de l’art respectueuse de l’âme des peuples et de la richesse des nations. »
Finalement l’architecture, qui désigne donc à l’origine l’art de clore et de couvrir des lieux, reste encore et toujours le miroir de la civilisation.
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