19 juin 2018

« Le baiser et la morsure »

Par Euro Libertes

Yasmina Khadra (Mohammed Moussehoul à l’état-civil) est né en 1955 à Kenadsa, dans le Sahara algérien. De fait ce n’est qu’en 1960, à Oujda (Maroc), qu’il fait la connaissance de son père. Celui-ci, membre de l’ALN depuis 1956, blessé au combat en 1958, évacué en Bulgarie, vient d’y être affecté, sa convalescence achevée. Leur relation sera hachée et de courte durée. En septembre 1964 l’officier de l’ALN le « confie » à l’école militaire des Cadets avant de répudier sa mère en 1965. On peut donc affirmer que le jeune Mohammed est un pur produit de la révolution algérienne, d’autant qu’il n’a pratiquement pas connu l’Algérie française et pourtant…

Yasmina Khadra

Tout au long de l’entretien qu’il donne à Catherine Lalanne (entretien édité sous le titre « Le baiser et la morsure »), Yasmina Khadra ouvre tout grand son cœur en même temps que sa boîte à souvenirs. Et le lecteur non averti de la chose algérienne va de surprise en surprise.

Il découvre ainsi que, avant d’être algérien, Yasmina Khadra se revendique membre de la tribu des Doui Menia et que son pays de cœur est le Sahara et son désert.

Il découvre que le grand-père maternel de l’écrivain « possédait un cheptel tentaculaire et une ferme imposante » à Chabat près de Rio Salado. En quelque sorte un gros colon musulman… à chaîne en or et cigare, monté sur « cadillac » ? Qu’Allah nous en préserve !

Il découvre la pratique généralisée du mariage arrangé, voire imposé par les parents, pratique dont « bénéficiera » Yasmina Khadra lorsqu’en 1985, la trentaine venue, on lui présentera sa future épouse : « une grenouille » encore lycéenne.

Il découvre que la mère voulait que son mari « marche la tête haute parmi les hommes. Elle lui a appris à s’habiller en zazou, à cirer ses chaussures, à se parfumer avant de sortir de la maison ». Encore faut-il préciser « qu’il avait gagné la sympathie de beaucoup d’Européens. Il aimait leur cadre de vie et surtout leurs femmes ». C’est ce qui l’avait conduit à tomber amoureux d’une certaine Denise, fille d’un petit employé de la Houillère de Kenadsa, mais que son grand-père, musulman rigoureux, lui avait interdit de l’épouser « chose qui ne se faisait pas dans notre communauté sans provoquer l’indignation ».

Il découvre encore que dans l’Algérie française « tout n’était pas noir ou blanc, que les Pieds-noirs n’étaient pas tous des nantis ou des spoliateurs, que le racisme claironnant n’empêchait pas les différentes communautés de s’entendre… » et que Moussehoul père n’avait pas réclamé l’assimilation pour la bonne raison qu’il n’en voulait pas (cf. le sénatus-consulte de 1865 proposant à tous la pleine citoyenneté française entraînant de facto la seule application de la législation française, ce qui fut refusé par les oulémas et les imams).

Il découvre par Amal, l’épouse de Khadra, « qu’avant la guerre, les différentes communautés se côtoyaient et s’invitaient pour les fêtes » et qu’à Oran sa famille réveillonnait à l’européenne.

Il découvre la vraie passion de Yasmina Reza, partagée par bon nombre des siens (si l’on en croit Boualem Sansal) : « Ce qui se passe entre la langue française et moi relève du fantasme. Je ne me trouve pas face à une forme d’expression, mais face à un être vivant, une personne à part entière, une interlocutrice attentive qui devient un peu ma jumelle éclairée, mon assistante. Il y a une sorte de contact quasi physique entre la langue française et moi. Cette langue partage mes pensées, les façonne, met des mots sur mes émotions, traduit mes plus intimes sensibilités ».

Un véritable hymne à l’Amour qu’il confirme quelques pages plus loin : « Mon rapport à la langue française est l’histoire d’une idylle. Je ne suis pas grammairien, je suis l’amant d’une langue que j’essaye de mériter ».

Il précise par ailleurs que, curieusement, c’est au sortir de la lecture d’un auteur pied-noir, (Camus et son Étranger) qu’il n’a plus voulu devenir poète en arabe, mais romancier en français.

Il découvre qu’« en Algérie, on parle le sabir, un mélange de plusieurs langues vivantes et de dialectes. Dans une même phrase, on trouve des mots français, espagnols, berbères et arabes. Les Algériens comprennent les dialectes de toutes les nations arabes et aucun pays arabe ne comprend notre langage. L’arabe est la langue de notre religion et non celle de notre identité ».

Mais il découvre aussi qu’en procédant à l’arabisation à outrance de l’enseignement, « le régime a semé […] les toutes premières graines de la discorde qui ont préparé le terrain à l’islamisme sanglant, au régionalisme passionnel et à la régression » (nos actuels ministres de l’Éducation nationale devraient en tenir compte, avant, bien sûr, de s’attacher les services de Yasmina Khadra).

Il découvre à ce sujet qu’en Algérie « tout le monde va à l’école, mais personne y apprend grand-chose » et que « la corruption n’a pas épargné le système éducatif ».

Il découvre encore la réalité politique de l’Algérie contemporaine dans un contexte marqué par la violence et l’incertitude des lendemains.

Il découvre un éparpillement symptomatique de ses anciens camarades de promotion à l’école des Cadets : « Certains sont devenus des généraux, d’autres des médecins ou des ingénieurs, des chauffeurs de taxi ou des laissés-pour-compte, d’autres encore sont devenus français, canadiens, américains… ».

Il découvre que « le terrorisme en Algérie est l’histoire de la fragilité. La fragilité d’un État sans projet de société, la fragilité d’une nation assistée, la fragilité d’un peuple séduit et abandonné, la fragilité des gens oubliés des dieux et des élus ».

Il découvre qu’en Algérie « on peut n’être accusé de rien, mais soupçonné de tout et que si l’accusé est innocent jusqu’à preuve de sa culpabilité, le suspect n’a droit ni aux égards, ni au bénéfice du doute ».

Il découvre enfin où réside l’espoir de Yasmina Reza : « L’espoir de voir l’Algérie se relever de ses décombres repose sur toutes les personnes de bonne volonté. Nous avons besoin de nous inspirer de la solidarité des Kabyles, de la force de leurs convictions et de leur passion pour la culture, de la vaillance des Chaouias, de la sagesse des gens du sud et de l’ingéniosité de notre jeunesse pour concevoir le projet de société qui sied le mieux à notre peuple ».

Vous noterez qu’il n’est fait état du moindre apport des Arabes dans cette profession de foi en un avenir meilleur. Au XIVe siècle, l’historien Ibn Khaldoun n’avait déjà rien dit d’autre.

Le baiser et la morsure Yasmina Khadra

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