Pier Paolo Pasolini ou le libre sacré
Les Écrits corsaires de Pasolini sont incontestablement une roborative bouffée d’air frais venant fouetter la lourde atmosphère encharognée du cloaque putride de l’hygiénisme néopuritain qui nous sert – à défaut de mieux – de France intellectuelle et médiatique. Le corsaire est cette figure, non point libertaire, mais outrageusement – et courageusement – libérée de l’étroit conformisme bourgeois, de ses conventions comme de ses institutions. Bien plus qu’une attitude, c’est un habitus corsaire qui habite l’auteur de Théorème si peu dupe de l’opportunisme altruiste, de la pharisienne générosité dont ses « amis » progressistes affichent l’innocent minois qu’ils aiment à refléter au miroir flagorneur de leurs sordides calculs égoïstes.
Pasolini fait grief à l’antifascisme institutionnel de se parer des atours de la démocratie pour mieux occulter sa violence intrinsèque et autoritaire. En d’autres termes, l’État policier fasciste était préférable en ce qu’il agissait à visage découvert, loin de l’hypocrisie cynique des bons sentiments sécrétés par le moralisme démocratique. Toute vérité « fasciste », si odieuse soit-elle vaut mieux que ce gros mensonge « total » que constitue la démocratie « effrontément formelle » d’inspiration plus ou moins chrétienne – c’est-à-dire qui a largué sans remords, les amarres d’un christianisme non point simplement délaissé mais « retourné » pro domo, autant pour le dénaturer dans une intention « laïciste » que pour en récupérer des parcelles de légitimation du nouveau régime soi-disant axiologiquement neutre : « c’est le Vatican [et non le Christ, nous soulignons] qui fournit à la démocratie chrétienne son paradigme culturel ». Là et pas ailleurs se niche l’imposture antifasciste, selon Pasolini.
Sur les décombres de l’ancienne culture populaire, à la fois paysanne et « petite-bourgeoise » communiant dans le respect de valeurs communes, la démocratie s’est érigée en contre-culture professant avec condescendance l’ignorance prétendument émancipatrice des valeurs « d’hier » – et l’on sait que les chantres du « Progrès » sont éminemment convaincus de l’existence quasi-mystique de la linéarité ascendante de l’Histoire, jusqu’à l’avènement allégorique du Bonheur matériel « pour toutes et tous ».
Mais, comme l’a bien vu le metteur en scène de Saló ou les 120 journées de Sodome, la démocratie n’a fait que décontextualiser – donc déraciner – les valeurs provinciales positives pour les « nationaliser » au risque prévisible de les altérer en les désubstantivant. L’enjeu est simple : assurer le règne de « la nouvelle hégémonie culturelle bourgeoise ». En marxiste conséquent, Pasolini a bien compris que la culture « d’avant », – celle qui n’avait pas encore rendu les armes devant le consumérisme hédoniste, conséquence concrète, tangible, pour le citoyen-consommateur, du capitalisme marchand des grands trusts industriels – devait être littéralement pulvérisée, annihilée, effacée de la carte. Reprenant ce terrible mot de Goering aux arrière-plans prophétiques, elle devait être « flinguée ».
Son exécration viscérale, sa haine vomitive, son abomination rabique prend sa source fétide dans son rejet inconditionnel de cette « décence commune », de cette « vue-du-monde » traditionnelle, porteuse de limites et de bon sens qui animait – au sens où elle constituait son âme propre – le peuple. Elle est cet obstacle anthropologique immémorial auquel le capitalisme et ses suppôts les plus acharnés ont décidé de s’attaquer, sans le dire expressis verbis, pour lui substituer la fallacieuse et trompeuse culture de la « tolérance ».
Les digues morales et culturelles du « vieux monde » sont devenues le nouvel « antéchrist » pour le capitalisme « christique », plus que jamais déterminé à transmuter toutes les antiques valeurs – celles, au sens premier et littéral du terme, qui sont historiquement les plus « archaïques ». Les vieilles cultures populaires sont sommées d’adopter les nouveaux codes de la consommation imposés par la culture branchée des métropoles. La culture se travestit ainsi en divertissement, ce, avec la corrosive complicité des élites qui croient, ce faisant, détenir encore le « pouvoir », sans rien soupçonner « que le pouvoir qu’ils détenaient et géraient, ne suivait pas simplement une ‘‘évolution’’ normale, mais qu’il était en train de changer radicalement de nature ».
Il y a, chez Pasolini, une profonde préscience, une rare et ineffable intuition des imperceptibles et irrésistibles déplacements des plaques anthropologiques de la tectonique sociale. On retrouve chez cet auteur remarquable toute la critique radicale de la modernité pré et postfasciste qui allait inexorablement conduire la société occidentale au matérialisme jouisseur du capitalisme d’addiction – après avoir été d’éclatante séduction, comme disait Clouscard. Confluent vers cet atypique brillant des arts et des lettres, ce touche-à-tout génial, les rhétoriques puissantes d’un Baudrillard, d’un Orwell, d’un Debord, d’un Christopher Lasch, d’un Michéa, d’un Marcuse, d’un Ellul, d’un Georgescu-Roegen et de quantité d’autres. Mais aussi un peu de celles d’un Foucault, d’un Hocquenghem, d’un Lacan, d’un Guattari ou d’un Deleuze.
Inclassable, ce natif du Frioul, l’était d’autant plus que la vie humaine ne pouvait se résumer à une succession d’évènements s’emboîtant les uns dans les autres, à mesure que l’homme passait à un stade l’éloignant toujours plus des eaux amniotiques au point de lui faire oublier, au seuil de la mort, son origine, non pas seulement généalogique, mais matricielle. Son opposition à l’avortement revêt, à cet égard, une dimension des plus significatives. Il rappelle cette évidence ontologique qui est, en même temps, un donné existentiel primordial : le sacré de la vie humaine. Celle-ci est non pas pensée en termes religieux ou abstraits, mais saisie comme « cette vie humaine – celle-ci, cette vie concrète – qui en ce moment se trouve dans le ventre de cette mère ».
Prenant « appui sur l’importance de la vie psychique inséparable de l’existence du fœtus », ainsi que le souligne Jean-Claude Casanova[1], Pasolini ne sombre pas dans la moraline de son siècle qui, tout en parlant continuellement de sexe, le ravale à une pratique consumériste, un loisir, une activité ludique, en le dépouillant de sa sacralité. Toujours selon Casanova, « la dimension sacrée du coït ne peut être comprise si on n’accorde pas la pensée pasolinienne avec l’essentialité de son discours : l’œuvre de chair est avant tout spirituelle, et ne peut être confondue avec un confort bourgeois ; si elle est plaisir ou douleur, elle constitue une épreuve pour le corps et l’esprit et ne se résume pas à des ‘‘pratiques’’ ni à des ‘‘orientations’’ [2]».
Notes
(1) Réprouvés, bannis, infréquentables, (dir. Angie David), Léo Scheer, Paris, 2018, p. 29.
(2) Op.cit., p. 30.
[1] Réprouvés, bannis, infréquentables, (dir. Angie David), Léo Scheer, Paris, 2018, p.29.
[2] Op.cit., p.30.
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