Nicolas Gauthier, chroniqueur politique sur le site BVoltaire, est Ă©galement sociĂ©taire de lâĂ©mission « Bistrot LibertĂ©s » sur TVLibertĂ©s. Il intervient rĂ©guliĂšrement sur RadioLibertĂ©s.
Que vous inspire le nouveau rebondissement de la cavale de Cesare Battisti, aprÚs son interpellation mercredi dans la ville brésilienne de Corumba, à la frontiÚre bolivienne ?
Indubitablement, il sâagit de la fin dâune Ă©poque : celle des derniers soldats perdus de ce que lâon appelait jadis la lutte contre lâimpĂ©rialisme, amĂ©ricain en lâoccurrence, mais qui nâen Ă©tait pas pour autant systĂ©matiquement tĂ©lĂ©guidĂ©e par des SoviĂ©tiques qui ne tenaient pas les chiens fous dâAction directe, de la Bande Ă Baader ou de la Fraction armĂ©e rouge en trĂšs haute estime.
Câest aussi lâĂ©poque oĂč ce gauchisme de combat, mĂątinĂ© de tiers-mondisme et de cause palestinienne, Ă©tait avant tout un gauchisme mondain. Des gens comme Serge July, maoĂŻste de salon et fondateur du quotidien LibĂ©ration, ou Benny LĂ©vy, tĂȘte pensante de la Gauche prolĂ©tarienne, elle aussi dâobĂ©dience maoĂŻste, jouaient en quelque sorte Ă la rĂ©volution. LâopĂ©ration de lâOLP durant les Jeux olympiques de Munich de 1972 siffle la fin de la rĂ©crĂ©ation. Certains de ces intellectuels se rendent compte que les armes, ça tue et que les athlĂštes israĂ©liens nâont pas Ă©tĂ© abattus avec des sabres en bois et des pistolets Ă bouchon.
La plupart dâentre eux se rallieront, par trahisons successives, Ă lâĂ©conomie de marchĂ©, la social-dĂ©mocratie, la construction europĂ©enne, lâatlantisme bĂ©at, le droit des multinationales Ă disposer dâelles-mĂȘmes quand ce ne fut pas au nĂ©o-conservatisme bottĂ©. Mais dâautres prĂ©fĂ©reront demeurer fidĂšles Ă leurs idĂ©aux de jeunesse ; voire poursuivre la lutte armĂ©e, tels Carlos ou le noyau dur dâAction directe, mĂȘme si en fin de carriĂšre, ces derniers faisaient plus figure de mercenaires que de militants politiques. Si lâon rĂ©sume : ils nâont pas rĂ©ussi Ă changer le monde, mais le monde, lui, nâest pas parvenu Ă les changer.
VoilĂ qui nous ramĂšne aux annĂ©es de plomb italiennes. Quel jugement porter aujourdâhui sur cette pĂ©riode ?
Il faut toujours se mĂ©fier des jugements Ă lâemporte-piĂšce, surtout sur cette pĂ©riode Ă©minemment complexe. Dans ces annĂ©es de terrorisme, lâItalie fait figure dâexception. Câest Ă la fois le pays oĂč Moscou voit les communistes italiens sâaffranchir de sa tutelle et dont Washington entend Ă©galement faire son prĂ© carrĂ© europĂ©en, de par sa position gĂ©ographique et la fragilitĂ© de ses institutions politiques. La dĂ©mocratie chrĂ©tienne est dans les mains de la Mafia, une grande partie de lâextrĂȘme droite locale dans celles de la CIA, via les fameux rĂ©seaux Gladio. Le Vatican joue une partie des plus troubles. En gros, vous avez lĂ le dĂ©cor de lâenlĂšvement du prĂ©sident du Conseil Aldo Moro par les Brigades rouges.
En effet, Aldo Moro entend alors former un gouvernement dâunion nationale, fort du compromis historique quâil veut conclure avec le Parti communiste italien, et ainsi se dĂ©gager de la tutelle militaire amĂ©ricaine, prendre ses distances avec lâOTAN et affirmer sa prĂ©pondĂ©rance dans le marchĂ© pĂ©trolifĂšre libyen. Une frange de lâextrĂȘme droite, une autre de lâextrĂȘme gauche voient dâun assez bon Ćil cette politique nationaliste ; ce dâautant plus quâelle est Ă forte coloration pro-palestinienne, ce qui nâest pour dĂ©plaire ni Ă lâune ni Ă lâautre. Lâassassinat dâAldo Moro par les brigadistes, aprĂšs cinquante-cinq jours de dĂ©tention, a dĂ©finitivement sonnĂ© le glas de cette tentative dâĂ©mancipation.
Pour en savoir plus, il est des plus intĂ©ressants de se rapporter au livre de GĂ©rard de Villiers, Vengeance romaine, lâun des meilleurs SAS, dans lequel le prince Malko finit par comprendre que si les Brigades rouges sont effectivement manipulĂ©es par un grand service secret, ce nâest pas forcĂ©ment le KGB⊠Dans cette tortueuse histoire, il va sans dire que Cesare Battisti nâĂ©tait quâun simple pion sur un Ă©chiquier un peu trop grand pour lui et probablement inconscient de la partie qui sây jouait.
Pensez-vous que la justice puisse encore avoir un sens, prÚs de quarante ans aprÚs les faits qui lui sont reprochés ?
Le devoir de mĂ©moire est certes important, mais le devoir dâoubli lâest plus encore, ce qui ressort Ă la lecture de lâĂdit de Nantes signĂ© par Henri IV. MĂȘme Ă propos de « crimes contre lâhumanité », Robert Badinter nâa pas hĂ©sitĂ© Ă affirmer, Ă©voquant la personne de Maurice Papon, quâen la matiĂšre, « lâhumanitĂ© doit finir par prĂ©valoir sur le crime. »
Cesare Battisti a sĂ»rement du sang sur les mains. Mais guĂšre plus que dâautres amnistiĂ©s, ceux de lâOAS par exemple. Sa cause Ă©tait-elle juste ? Ce nâest pas Ă la justice dâen juger. Il nâa pas fait repentance ? Ce nâest pas Ă cette mĂȘme justice de lâexiger, mais Ă son Ă©ventuel confesseur. En accordant le pardon de la France Ă Cesare Battisti et ses amis, contre la promesse â dâailleurs par eux tenue â dâarrĂȘter toute activitĂ© politique sur notre territoire, François Mitterrand a inscrit ce geste dans la lignĂ©e dâun Henri IV. Ainsi, la France a donnĂ© sa parole Ă Battisti. Ce que la France a donnĂ©, la France ne le reprend pas. Mitterrand savait cela ; ses successeurs un peu moins.