Jacques Cauda, une madeleine de Rabelais sous un ciel triste qui pleure de joie
Par Philippe Pichon
Une vie à l’écart, farouchement préservée sous pseudonyme, hors des circuits publicitaires, recluse presque ; une œuvre foisonnante, OObèse même, en marge, dure, folle d’ironie et d’angoisse, elliptique. Pas tout à fait tragique : une comilédie.
Le Surréalisme aurait pu revendiquer cet écrivain tranchant si Cauda était né avec lui à la littérature. En Caudalie, exit la raison, out le mensonge vrai, l’auteur instaure la dictature de ses rêves. Mais il ne joue pas avec les mots pour dérouter le bourgeois ‒ comme un(e) Brel(e). Quand d’autres faisaient leurs numéros, cultivant le scandale pour le plaisir et l’idéologie pour la coquetterie des manifestes[1], il se tenait en retrait et, sans se contraindre, pratiquait l’ascétisme carnassier.
À-peu-près seul, il sait débarrasser le Surréalisme de ce qui l’encombre : l’héritage flasque du Symbolisme mou du genou, les turlutaines du pire Romantisme (l’amour fou), la provocation infantile. À y regarder de près, quand même, quelques fois, une flatulence là, une flavescence ici. Il n’y a pas chez lui ce dévidage du répertoire des adjectifs rares et des tournures précieuses, ces pâmoisons, ces transes, ces ritournelles, ces fascinations élaborées et finalement convenues. Sa prose crépite, nerveuse et fantasque. De ce silex naît le feu. Le feu sacré, le feu follet. Non la gerbe d’étincelles, les flammes vagabondes et noires qui calcinent le réel.
Dans son dernier « roman » (qui contient, le grand voyou, des pages entières de prose poétique et de vers libres), Pronostic Vital Engagé (avec des majuscules appuyées), le réel le révulse ‒ même s’il s’y colettine. S’il s’y frotte de très près serait plus juste (close to – comme il dirait). Il en a encore un peu peur, du réel, et – ce qui est encore mieux – il en a honte. On peut dire d’abord qu’il règle ses comptes avec lui-même. C’est autre chose que de se trouver mal dans sa peau et de l’avouer. Les états d’âme, les petits malaises, ces alanguissements et ces élégances le laissent de glace. Cauda ne permet pas à la complaisance de se donner en spectacle de comédie. Il se déteste avec ardeur, ce qui est toujours le signe et l’annonce d’un art aristocratique. Aussi s’évade-t-il de ses apparences. Rien n’existe, ni son visage, ni le monde lui-même, à peine toute la lumière sur [sa] figure. Il est en dehors de son moi, ailleurs.
Cauda vit dans l’imaginaire, ne voulant pas savoir qui il est, ne cherchant à pressentir que ce qui tourmente la conscience de son infirmité. Il n’a que des vertiges, il les fait servir à l’exploration des gouffres. « La sagesse n’est pas venue avec la vieillesse, écrit Henri Michaux. La parole s’étrangle davantage, mais la sagesse n’est pas venue. »
Il y a du Michaux en Cauda. Sa vérité prend forme sur la table rase, étrangère à ce qui l’eût statufiée, dérisoire et tragique.
Une divine inquiétude le possède. Le sens commun s’absente toujours. Il y préfère les 5 sens. Notamment celui-là, l’appendice caudal : alors, p’tite bite ou gros kiki, Jacques le croquant ? Le lecteur, qui a l’énigme sphinxée sur le bout de la langue, restera sur sa faim. Ses refus rageurs pourraient n’être que des ricanements. Mais ils expriment la gravité d’une nature obsédée, moins le désespoir que le sentiment d’être devant lui comme un oiseau au filet du chasseur.
Nul, dans la littérature contemporaine que nous lisons encore, ne répudie autant le pathétique verbal ; nul n’atteint à un pathétique aussi aigu. C’est là sans doute le mystère de son art – cette retenue et cette sauvagerie, son classicisme presque janséniste, hystérique quasiment, et cet élan baroque qui le porte vers des confins énigmatiques. Lorsqu’il lui arrive d’entraîner les mots dans une cavalcade incongrue et effervescente, avec un génie rabelaisien et faussement hilare, c’est pour ajouter au détraquement et à l’étrangeté.
Se trompent sur son compte ses détracteurs pansus[2] qui le déguisent en chansonnier de baraque foraine. Jamais il n’est plus nihiliste qu’en se débraillant et en se débondant. On n’est pas digne de sa maîtrise de voltigeur langagier quand on ne reconnaît pas que des goguenardises de facétieux dopé par la verve dans un texte comme celui-ci : « Le noir corbeau pris dans le blanc de l’œil » (p. 24) ; « Léa-corbeau corps de rêve pose sur le grand chevalet de chêne noir » (p.25) ; « les cuisses largement ouvertes, le regard vague, la bouche maritime » (p. 27) ; « Que reste-t-il au rêveur au réveil ? Un trouble qui déborde le sens qu’il prête au rêve » (p.31) ; « Ils nageaient dans le bleu marin ; dos fin crawlé et sa dauphine » (p. 35) ; « Vue à l’angle du ciel, ah ! cette chatte ! Plus loin, de l’oubli à l’oubli, nue dans un rôle qui est de son âge, elle sautille à balayer les mouches. Et s’en va vers le plaisir siffler un air pornographique. Bouchons de plumettes sur le départ » (p.65) ; « Peindre, c’est rendre son estomac public » (p.69) ; etc.
Lors d’une plongée sous-narine de sa partenaire (dont chaque battement de palmes agit sur son intimité) : « Là, il était envahi par sa vision d’un soleil rose déféquant sur le monde du silence qui l’enveloppait ! » (p.36). Cauda colore. Alors j’ose à peine évoquer ici l’envoi de l’auteur (qui accompagne la réception du livre) : aucun Verbe, mais une belle intention : un dessin turgescent et surdimensionné fait de gros mots avec des poils à sa base.
Le divertissement cocasse suggère l’absence à soi et à l’univers figé. Une autre façon de dire introduit à une autre façon d’être, Cauda le musicien passe de l’autre côté du miroir, là où le Je Mineur s’expatrie en [R]ut Majeur, là où la planète greta-thunbergisée a une courbe plus rapide que la plus belle des chutes de rein. À nous deux…
Cauda interroge le langage et lui tire les vers du nez pour émigrer avec lui. Le vocabulaire lui sert d’occasion et d’instrument (parfois de torture) pour son voyage plénier. Tantôt, il le dépose près de son scalp pour l’alléger de la graisse qui risquerait de l’alourdir ; tantôt, il le jette aux orties pour la renaissance de la liturgie barbare et incongrue. Mais c’est toujours au nom de la même idée fixe : fuir son moi racorni, fuir la terre infestée (de ses aïeux ?).
La plupart des écrivains fréquentent leur imagination comme leur vague à l’âme : par à-coups, en attendant que la vie bourgeoise reprenne le dessus. Cauda ne s’accorde pas les escapades de consolation : il est son imaginaire dans le songe bizarre qu’il nomme et détaille à sa guise. Il y a aussi du Marcel Aymé chez Jacques Cauda.
Le domaine où l’auteur réside ne se raconte pas comme un apologue ou comme une parabole. D’ailleurs, raconte-t-on un atelier d’artiste ? Non, on le vit autant sûrement qu’on le visite. Aucune intention de moraliste, chez Cauda, aucune pensée de derrière la barbe. Rien d’autre que la gratuité, un fabuleux talent ludique. L’Orient des contes revient parmi nous, à travers le portrait-vérité nu, forcément nu, forcément coupable, d’une écrivain(e)[3] & d’un peintre, et sur le masque de l’angoisse, cette magie sans recette répertoriable.
PS – Le lecteur dilettante pourra s’épargner la page 22, écrite par Philippe Sollers (non ?… ah ! bon… tiens, on aurait dit… ah ! c’est du pastiche… alors là, c’est bien mieux, non ?), et les leitmotivs « bleu-turquin » et « vert pituite » (surtout quand on a compris la réf’ dès le départ) ; le lecteur consciencieux, lui, pourra jeter au feu le Killer Cauda, de Jean-Paul Gavard-Perret, roman paru dans la collection « La Bleu-Turquin » (dirigée par Cauda Jacques) chez Douro éditions… l’éditeur de tou(te)s les compromis(sions). Comme une odeur putride de renvoi diarrhéeux d’ascenseur crasseux (p.30).
PPS – Quelques jolis cils et clins d’yeux à Jean Servais (p.24), le plus célèbre bord-de-marnais, et des digressions épatantes sur la peinture et le jazz, of course.
PPPS – Peut-être l’un des meilleurs Cauda (surtout la première partie, pp.9-72), mais ne le dites pas à l’éditeur… capable, en cas de probable réédition, d’augmenter le prix du bouquin.
Jacques Cauda, Pronostic Vital Engagé, Sans Crispation éditions, 2024, 130 p., 16 euros.
[1] L’éditeur Philippe Sarr nous a expressément prié de ne citer personne. On oublie donc les écrivants gauchistes de la sympatoche revue TXT, Christian Prigent, Valère Novarina, Jean-Pierre Verheggen, et l’avant-garde éternelle : Tchou Tchou le petit Roche qui mène grand train ; et ses potes telqueliens (Michel Deguy, Marcelin Pleynet) sous la houlette magique de l’ombrageux Philippe Sollers, une vache qui en jette. On reste à ce demander ce que sont venus faire dans cette galère les Jean-Edern Hallier, Renaud Matignon, Jean-René Huguenin ? – pour Hallier, on se doute un peu, le whisky et les petites pépés du bar de l’Hôtel pont Royal sont exquis… car faut-il rappeler ici que Tel Quel d’inspiration nietzschéenne est née d’une blague de potaches avinés comme la dissolution de l’Assemblée nationale, en avril 1997, le fut sur recommandation de la lumineuse Claude Chirac (à son père, Jacques).
[2] Même consigne de l’éditeur : on ne citera donc pas Jacques ‘Minus’ Henric, le mari inconnu célèbre de la clitoridienne fameuse que l’on sait.
[3] L’auteur tient à faire remarquer au lecteur qu’il faut des efforts d’éléphant mâle pour accéder à l’écriture inclusive. Ou pour sourire avec Cauda : « j’ai déjà un.e iel au cul ! » (p.31) ou « (iel-e)+(île-e)=îl) » (p.72).
Poète et prosateur, déjà auteur de Voyage en Tsiganie. Enquête sur les nomades en France (Éditions de Paris), Journal d’un flic (Flammarion) et de Fichier STIC : une mémoire policière sale (Jean-Claude Gawsewitch éditeur) qui ont suscité de vives polémiques dans la presse nationale, Philippe Pichon récidive. Après des Humanités et un parcours atypique (transgenre ?), à 53 ans passés, au son de « Lâchez-nous la grappe, culs-de-basse-gauche », il pourfend les thuriféraires du « vaginalement correct ».
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