Comment se croire capable de transformer l’essence même de l’Homme…
Il est vrai, j’ose l’avouer, chez Hugo je n’ai jamais aimé l’homme. Pourquoi ? Je doute plus que jamais de son honnêteté intellectuelle et de la pertinence de la plupart de ses sentences. Ainsi lorsqu’il affirme que le Progrès est « la marche du mal au bien, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour… », je crois être en droit de penser qu’il prend vraiment les canards sauvages pour des enfants du Bon Dieu. Lui qui aimait tant faire tourner les tables en bourrique, j’inviterais volontiers son brillant esprit à s’installer aujourd’hui autour du fameux guéridon frappeur pour goûter aux fruits de ce Progrès rédempteur, débattre de leur saveur et plus encore de leur valeur nutritive.
Est-ce un tel progrès qu’on se doit d’aimer bien plus qu’hier et bien moins que demain ? Est-ce même progrès ce qui conduit ses admirateurs les plus passionnés à faire du passé table rase et par le fait même à jeter le bébé avec l’eau du bain.
Le préfet Suleau (1793-1871) qui s’était posé les mêmes questions, dénonçait la remise en question permanente des institutions au nom d’un hypothétique progrès : « Ce funeste système de perfectibilité, toujours croissante et indéfinie n’est […] qu’un vain rêve de l’orgueil. […] Singulière prétention d’un siècle […] de vouloir s’arroger sur les autres siècles celle d’une supériorité exclusive. »
Orgueil, prétention, certes, mais aussi stupidité. Comment se croire capable de transformer l’essence même de l’Homme. N’est-ce pas Raymond Devos qui l’exprimait de sa réjouissante manière : « Mon pied droit est jaloux de mon pied gauche. Quand l’un avance, l’autre veut le dépasser. Et moi, comme un imbécile, je marche. »
Vers quoi ? Vers l’horizon flamboyant des lendemains qui chantent ! En êtes-vous si sûr ? Comme me le faisait sagement remarquer naguère un grenadier voltigeur de l’Infanterie de marine « L’horizon, c’est quelque chose qui recule quand on avance ». Eh oui, ce marsouin était doté d’un gros bon sens paysan. Grâce à Dieu, l’aile de la déesse Raison ne l’avait pas même effleuré.
Le marquis de Fontanes (1757-1821) adepte lui aussi d’un bon sens déjà mis à mal par les utopies Révolutionnaires, affirmait que le seul art de la politique, le vrai, remontait à la plus haute antiquité. Il consistait tout simplement à « conserver et à perfectionner » et à se méfier de cette audace qui en la circonstance, ne fait que détruire. Il stigmatisait ainsi la confusion rédhibitoire des novateurs : « Leur première erreur vient de ce qu’ils confondent les progrès des sciences naturelles avec ceux de la morale et de l’art de gouverner. Rien n’a moins de ressemblance ». Pourtant Einstein, bénéficiant il est vrai d’un tout autre recul scientifique, complétera ce point de vue déjà iconoclaste par une comparaison pour le moins violente : « Le progrès technique est comme une hache qu’on aurait mise dans la main d’un psychopathe. »
Faire table rase du passé ? C’est non seulement le détruire, mais considérer qu’il n’a apporté que le Mal, propagé par les coutumes et les traditions toutes plus malfaisantes les unes que les autres. C’est ce que Condorcet promeut en usant d’un sophisme : le recours quasi thérapeutique à une raison postulée infaillible. C’est de ce fait le triomphe de l’abstraction. Pourtant le juriste se doit de contester ce raisonnement fallacieux car il sait que les lois ne peuvent provenir de la seule raison et qu’elles naissent le plus souvent des mœurs qui leur donnent leur légitimité.
La Révolution française en totémisant la Raison a conduit tout naturellement à la tyrannie et la barbarie. C’est ce qui inspirera Goya pour sa gravure évoquant le sommeil de ladite déesse hanté par des rêves cauchemardesques peuplés de monstres.
Et que dire de cette propension qu’ont nos contemporains à confondre progrès et nouveauté !
Avec l’âge je n’hésite pas à faire mien les propos d’anciens camarades tombés dans l’oubli. Comment contredire ce bon vieil Ecclésiaste lorsqu’il affirme que « Vanité des vanités, tout est vanité » ou encore ce farceur de Léon Bloy qui confie privilégier une source d’information inattendue : « Quand je veux savoir les dernières nouvelles, je lis Saint Paul ». Ce que tendrait à confirmer un autre plaisantin, Charles Péguy : « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui. »
Quand je vois mes petits-enfants tripoter leurs toutes nouvelles tablettes en vantant les mérites de ce progrès qui soit dit en passant rendra obsolète leur « pure merveille technologique » dès l’année prochaine, je ne peux que me réjouir d’être un vieux croûton.
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