Le progrès, la vérité, la République une et indivisible…
Le constat de Michel Maffesoli (1)
Dans un livre coécrit avec Hélène Strohl, le sociologue et philosophe Maffesoli fait le constat de l’épuisement des catégories de la modernité : le progrès, la vérité, la République une et indivisible. Son constat est-il tout à fait exact ? Et est-il aussi réjouissant que le dit l’auteur ? Une enquête en 5 épisodes.
Politologue et sociologue, Michel Maffesoli décrypte depuis des décennies les mouvements profonds de notre société. Ses livres ne laissent pas indifférent. La violence totalitaire, L’ombre de Dionysos, La contemplation du monde, Le temps des tribus (1988)… tous ont marqué une étape et un approfondissement de ses thèmes. Ses constats n’échappent pas à la subjectivité dans laquelle est pris tout sociologue. Les conclusions qu’il en tire sont elles-mêmes tributaires de ses jugements de valeur. Son dernier livre, la faillite des élites, devrait une fois de plus faire l’objet de polémique. Il le mérite. Exploration de ses thèmes, et analyse critique.
Le thème principal de Michel Maffesoli est, depuis des années, le déclin de la modernité. C’est ce thème qu’il reprend avec Hélène Strohl dans La faillite des élites, sous-titré La puissance de l’idéal communautaire (Cerf, 2019). Le thème, c’est l’agonie de la modernité. C’en est fini de la démocratie parlementaire, du républicanisme civique, des syndicats, qui « se contentent de défendre des privilèges on ne peut plus dépassés » – privilèges qui, en passant, me paraissent une goutte d’eau par rapport aux privilèges des hommes du Capital, mais qui retiennent, sans originalité excessive, l’attention de Michel Maffesoli.
Selon le sociologue, ce sont toutes les catégories de la modernité qui s’effondrent : l’égalité, la raison, le progrès, les procédures formelles de validation du vrai. Et on devrait ajouter : la vérité elle-même, et la justice sociale, tout ce qui n’est pas vérifiable à hauteur d’une communauté forcément restreinte, puisque c’est celle d’affinités choisies, les affinités électives. On remarque que les catégories qui disparaissent ne se superposent pas toutes ; certaines sont même antagoniques. Les vertus civiques de la République, ce n’est pas tout à fait la même chose que la démocratie parlementaire, même si, sous la IIIe République, les deux choses se sont accommodées.
La technologie, nous dit Maffesoli, devient une technomagie, favorisant la cristallisation des émotions. À la vie de l’esprit succède « la vie de tout le corps » (Miguel de Unanumo). À une élite déconnectée du peuple succède la mise en cause de l’élite par le peuple – et on arrive ici au sens du titre du livre. Le peuple se rappelle soudain qu’il est l’instituant, et que l’État n’est que l’institué. Il est temps, pense le peuple, de remettre les choses à l’endroit. Bien sûr. Mais précisément, ce que furent les Gilets jaunes, c’est une demande de politique, et ce qu’ils mirent en pratique, c’est le dépassement des petites communautés (les artisans, les femmes seules au RSA, les autoentrepreneurs, etc.) au profit d’un mouvement fédérateur des différences, et largement d’accord sur un point essentiel, et ce point est politique, qui est le référendum d’initiative populaire, qui est la revendication même d’un pouvoir populaire, c’est-à-dire d’un pouvoir arraché à l’oligarchie.
Résumons le constat de Michel Maffesoli, et d’Hélène Strohl : c’est la primauté de la vie sur le concept. La fin de la modernité, c’est de constater que la vie se débarrasse du concept, Le quod (le réel, la vie, le ‘’comment c’est’’) se débarrasse du quid (le concept, le ‘’ce que c’est’’). La modernité a dénié le sentiment d’appartenance. Elle a abouti à des « phénomènes communautaires paroxystiques et donc immaitrisables ». Il s’agit donc de montrer que « les communautés sont là », et que des élites aveugles ont tort de nier cette réalité ou de s’en inquiéter, ou de combattre ce phénomène. Tel est le thème du livre, et telle est sa thèse.
Qu’en penser ? Tout d’abord, le livre pose plusieurs problèmes de lecture. Ce ne sont pas des problèmes de style : il est souple, léger, et parfois précieux : « La socialité est la caractéristique de l’entièreté de l’être en commun » peut se dire plus simplement « l’être humain est un animal social ». Inutile d’être précieux quand la langue vulgaire permet d’exprimer une idée, un concept. Comme disait Diderot : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ». Ce n’est pas brader la philosophie que de la rendre la plus accessible possible.
Un problème de lecture réside dans le choix de caractères d’imprimerie gris clair, trop pâlichons. Mais le problème principal réside – on s’en doute – dans la construction même du livre. Les auteurs passent de jugements de fait à des jugements de valeur. Les jugements de fait sont censés être neutres (telle pomme est rouge). Les jugements de valeur ne le sont pas (telle pomme est meilleure qu’une autre). En outre, nous savons que les jugements de fait peuvent être présentés d’une manière non neutre. Exemple : un verre dit à moitié vide est le même que celui dit à moitié plein, mais la tonalité de l’expression n’est pas la même. Le passage d’un registre à l’autre est donc une difficulté du livre. Ce n’est pas la seule.
Il y a dans le livre plusieurs thèmes de niveaux différents. Il y a (1) une anthropologie. C’est celle qui affirme, à juste titre, que l’homme est un animal social, et même communautaire.
Il y a (2) une éthique, qui est qu’il faut s’accorder avec ce qui est. Cette éthique est ambigüe : il faut faire avec ce qui est, nous dit-on, certes, mais doit-on approuver pour autant tout ce qui est ? C’est aussi une éthique qui se veut une éthique de l’esthétique. On peut se demander si elle n’est pas plutôt une éthique de la jouissance (pourquoi pas ? Mais cela pose la question de la disparition du juste et du bien du domaine de l’éthique. Dany-Robert Dufour a écrit des choses très pertinentes sur le lien entre capitalisme et idéologie de la jouissance gratuite).
Il y a (3) une vision du monde contemporain : le paradigme postmoderne (la communauté) aurait succédé au paradigme moderne (l’individu). Mais cette vision est-elle exacte ? Prend-elle en compte tout le réel ? Gilles Lipovetsky, qui n’est pas non plus un sociologue mineur, et Hervé Juvin, et bien d’autres observateurs ne souscrivent pas à cette analyse : ils estiment que notre société reste individualiste, sous des formes évidemment renouvelées depuis plusieurs décennies. Enfin (c’est le 4e point), les auteurs avancent une philosophie : « Les idées ne sont que la transcription des perceptions sensibles, des affects ressentis (…) » (p. 71). C’est la reprise des conceptions de David Hume. Nos auteurs auraient pu en dire plus sur cette épistémologie qu’ils font leur. Et qui est très aventurée et difficilement soutenable.
Les auteurs voient le monde contemporain comme un grand tournant et une grande libération : libération des concepts, libération de la raison, libération du cogito individuel. C’est la grande braderie des concepts. C’est aussi l’adieu à Kant. Le phénomène se débarrasse du noumène. La vie se débarrasse des théories sur la vie. Le réel se débarrasse des essences. Le sensualisme succède au rationalisme. Les catégories de la liberté et de l’égalité s’épuisent, au profit de liens choisis, et de valeurs choisies, ce qui pose un problème : nous reste-t-il, en tant que Français, quelque chose en commun ?
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