Henry David Thoreau et sa désobéissance civile
Et si la source de tous nos maux se trouvait précisément dans notre bannissement volontaire de la forêt ? À cette aune, nos lointains ancêtres peuvent être justement qualifiés de « sauvages » dont l’étymologie – du latin médiéval sylvatica issu de sylva, signifiant la forêt – nous rappelle l’origine de leur refuge primordial, après que leurs plus lointains aïeux eussent déserté grottes, cavernes et autres abris troglodytes.
Question incongrue à la tonalité sympathiquement utopiste, pour certains – les plus bienveillants –, élucubration farouchement écolo et typiquement gaucharde pour les moins compréhensifs.
Nous pourrions, alors, amicalement objecter, aux uns comme aux autres, la lecture vivifiante et néanmoins profonde des Pensées sauvages d’Henry David Thoreau (1817-1862).
Le 4 juillet 1845, ce dernier fera sécession de ses contemporains en se retranchant dans les bois, au bord de l’étang de Walden, à quelques encablures de sa ville natale de Concord, Massachussetts.
Son repli érémitique souffrira de quelques retours à la vie civile. Il réintégrera la maison familiale, embrassera la profession d’arpenteur et sera conférencier inlassable de ses expériences de vie sauvage. Thoreau s’inscrit en contrepoint d’une Amérique entièrement tournée vers la conquête de nouveaux territoires, souvent au prix d’une désindigénisation aux allures violemment ethnocidaires.
Au sein du monde des Lettres et de l’histoire des idées, Thoreau restera pour la postérité, comme l’inventeur de la « désobéissance civile » à laquelle il consacrera un essai en 1849, après avoir purgé une courte peine de prison par suite de son refus de payer l’impôt en signe d’opposition à l’esclavage et à la guerre contre le Mexique. Il inspirera, en outre, l’écologisme radical du courant décroissant qui lui doit le concept de « pauvreté volontaire ».
Sélectionnées et ordonnées par Michel Granger, professeur de littérature américaine à l’Université Lyon 2 et spécialiste de Thoreau, les Pensées sauvages sont extraites de divers ouvrages du naturaliste, dont le fameux Walden ou la vie dans les bois.
Au final, nous tenons entre les mains une remarquable anthologie dans laquelle chacun peut puiser, au gré de ses humeurs, de ses inspirations ou de ses centres d’intérêt, une réflexion aussi dense que stimulante sur notre rapport à la modernité.
« Puissent ces idées ‘‘excitantes’’ qui vont à l’encontre de la doxa néolibérale et de l’optimisme de la techno-science être prises en compte pour nourrir la réflexion contemporaine », exhorte le professeur Granger en des termes qui font directement écho à la pensée de Jacques Ellul, de Bernard Charbonneau ou d’Ivan Illich.
« De son point d’observation à Walden Pond, souligne, derechef, Granger, Thoreau porte un regard ‘‘sauvage’’ impitoyable sur le mode de vie de ses contemporains […]. Il traque les directions inhumaines prises par une modernité envahie par le tout économique : il perçoit avec acuité l’exploitation des ouvriers, la misère des immigrés irlandais alors que le ‘‘développement’’ et le ‘‘progrès’’ s’imposent comme des évidences, ne laissant guère de place à la réflexion ».
Précurseur de l’abondance frugale, Thoreau plaide pour une vie simple (« la vie qui m’est proposée par la société est si artificielle et compliquée – étayée de tant de dispositifs précaires, sûrement vouée à s’écrouler –, qu’aucun homme ne saurait jamais être tenté de la choisir ») et apparaît comme le chantre de l’enracinement intégral par son éloge « d’ici » jointe à sa saine volonté de « commencer ses voyages chez soi ». Son ode à la Nature se veut une supplique à la libération de l’homme : « j’aime en partie la Nature parce qu’elle n’est pas l’homme, mais un refuge loin de lui. […] Pour moi, l’homme est contrainte, et elle liberté ». On goûtera exquisément sa définition ontologique de la solitude : « nous nous sentons en général plus seuls en nous mêlant aux autres que lorsque nous restons chez nous. Où qu’il soit, l’homme qui pense ou qui travaille est toujours seul. La solitude ne se mesure pas à la distance qui sépare un homme de ses semblables ». On appréciera, tout autant, ses vitupérations – qui n’ont rien perdu de leur écœurante actualité – contre ce qu’il dénomme les « institutions charitables […] une insulte à l’humanité. Une charité qui dispense les miettes tombées de ses tables surchargées des restes de ses festins ! »
Et comment ne pas adopter cet aphorisme littéralement anarchiste qu’un Bernanos, lui-même, n’aurait pas renié : « le gouvernement est un expédient au moyen duquel les hommes voudraient bien réussir à ce qu’on les laisse tranquille » ? Et cent autres encore…
Rafraîchissantes pensées sauvages, au seuil de nous-mêmes, à la racine de notre authenticité primordiale…
Pensées sauvages d’Henry David Thoreau, éditions Le mot et le reste, 160 pages, 15 euros.
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