Des régimes spéciaux pour tous
Une certaine « droite » dont l’origine la place très à gauche ne cesse pourtant de critiquer l’actuel système social français. Les régimes spéciaux de retraite constituent sa principale cible. Le projet de loi qui prépare leur disparition plonge la France dans une très grave crise depuis maintenant plus d’un mois.
Promesse électorale du contre-populiste Macron en 2017, cette réforme se veut universelle. Elle entend abolir tous les régimes spéciaux et, surtout, effacer la notion même de statut personnel. Depuis le 1er janvier dernier, les nouveaux cheminots embauchés par la SNCF ne disposent plus de leur ancien statut. L’esprit de la réforme s’inscrit dans la « fluidification » des rapports sociaux. À l’instar de l’aberrant service national universel (SNU) qui coûtera la bagatelle de dix milliards par an (la République est très généreuse quand elle le veut bien !), son caractère universel basé sur un âge pivot de 64 ans et un cumul de points, à la valeur pour l’instant indéterminée, gagnés au cours d’une vie de labeur établit l’égalité entre les fonctionnaires, les salariés du privé et les travailleurs indépendants bien martyrisés par l’immonde RSI imaginé par le dénommé Xavier Bertrand. Le projet promeut l’uniformisation des départs et un intolérable égalitarisme.
En s’attaquant à la retraite par répartition, le régime de Macron soutient de manière implicite l’établissement à venir d’une retraite par capitalisation dont les effets délétères se multiplient de la Suède au Chili en passant par les États-Unis. Très servile envers les groupes d’intérêts financiers, le gouvernement français se prépare à céder à moyen terme l’épargne des travailleurs français aux fonds de pensions souvent étrangers. Or la volonté implacable du Procuste de Matignon de tout réduire en un seul et unique système universel se heurte à la dure réalité.
Le Premier ministre a déjà concédé des exceptions aux policiers, aux militaires, aux pilotes de ligne, aux agents de cabine des vols commerciaux et aux personnels de l’opéra. Les zélateurs obtus de la réforme commencent néanmoins à évoquer un système universel doté de quelques régimes spécifiques, preuve de son irréalisme. Le projet gouvernemental rendu public prévoit le maintien de mesures d’exonération pour les artistes auteurs, les artistes du spectacle, les journalistes (il faut choyer ces grands producteurs de bobards) et les mannequins (Pourquoi ? Les politiciens souhaiteraient-ils se faire rembourser en nature ?). Certains corps de métier seraient-ils donc moins universels que d’autres ? Pourquoi dès lors ne pas reconnaître leur spécificité aux déménageurs, aux infirmières, aux chauffeurs routiers, aux artisans, aux boulangers, aux avocats, aux couvreurs ?
Le régime prend ici une évidente posture idéologique. Il sait que la mondialisation, le gain de compétitivité et l’ouverture totale des frontières exigent en contrepartie l’harmonisation par le bas des salaires et des pensions. Il ose en maquiller les raisons véritables par une argumentation fallacieuse, à savoir assurer une « justice sociale » pour l’ensemble de nos compatriotes. Dans La France injuste. 1975 – 2006 : pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus (Éditions Autrement, 2006), le Canadien Timothy B. Smith expliquait déjà très ouvertement que « le langage de la solidarité a été confisqué par les insiders (ceux du dedans) – cette frange de la population qui a un emploi stable et qui s’oppose aux réformes susceptibles de faire une place aux outsiders (ceux du dehors) (p. 31) ». Dans son livre-manifeste, Révolution (Éditions XO, 2016), Emmanuel Macron, quant à lui, écrivait vouloir « donner l’autonomie à tous (p. 74) ». Le gouvernement français et sa majorité parlementaire détestent en effet les emplois stables et les carrières homogènes et préfèrent tendre sous une formulation insidieuse à la précarité générale.
Plutôt que de susciter une unité mortifère et artificielle, le gouvernement aurait dû au contraire exalter les différences inhérentes au monde du travail. L’activité du boucher – charcutier n’équivaut pas à celle du pharmacien, de l’ingénieur, du médecin, de l’agriculteur ou de l’ouvrier. Le gouvernement cherche à briser toutes les solidarités professionnelles et ainsi encourager un individualisme étriqué et exacerbé. Il s’agit aussi d’organiser dans l’opinion publique un puissant sentiment de jalousie collective à l’égard des conducteurs de train, de métro et des enseignants.
On préférera au contraire l’idée transgressive d’une France protectionniste, décroissante et enfin libérée du consumérisme, pleine de statuts professionnels et sociaux. Très loin du cauchemar d’une retraite à points pour tous, un meilleur gouvernement encouragerait une profusion de statuts professionnels et de métier. Il accorderait à tout un chacun le bénéficie de son propre régime spécial. Il est temps pour les institutions politiques de constater par la loi et le droit les exceptions professionnelles, territoriales, culturelles, linguistiques et religieuses.
À la société liquide chère aux progressistes libéraux bougistes, luttons pour une société française stratifiée et hiérarchisée, constituée d’un grand nombre de statuts socio-économiques particuliers. Comment un pays aux trois cents fromages pourrait-il vraiment accepter un mode unique de retraite ?
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