Comment Alfred Sauvy prévoyait notre écroulement
Nous allons disparaître pour des raisons politiques, financières ou démographiques. Mais la perte, pour parler comme Flaubert, ne sera pas grande. On n’a plus rien à proposer.
Notre disparition ? Certains proposent la conspiration, je propose le refus de la transpiration. La théorie du refus de la transpiration, c’est le refus de prendre les décisions qui s’imposent quand on court à la catastrophe. Aujourd’hui il est trop tard ; dans les années soixante à quatre vingts, il ne l’était pas. Mais on était déjà sous pilotage automatique. J’en viens à Alfred Sauvy, qui prévoyait tout parce qu’il lisait les données, dans Démographie et refus de voir : «… ces débats théoriques sont en quelque sorte des jeux, puisque la société était dans une sorte d’avion à pilotage automatique et qu’il n’y avait pas besoin de voir ».
Le pilotage automatique, c’est au sens strict en grec la cybernétique. Bien avant que les ordinateurs ne contrôlassent tout, nous fonctionnions en mode cybernétique.
Sauvy évoquant le vieillissement parlait, dix ans avant Bourdieu, des euphémisations. On refuse – sinon en se marrant – d’évoquer le baby krach et le pépé boom de l’Europe à cette époque : « J’en reviens au vieillissement de la population. Il fait peur de bien des façons. Il est désagréable de parler de la vieillesse, car celle-ci n’est en soi pas très séduisante. Nous avons d’ailleurs tellement peur des mots que nous les changeons. Nous parlons du « troisième âge ». Quant à moi, je serais désolé qu’on me dise : « Monsieur vous êtes du troisième âge » et je n’ai aucune honte si l’on me dit que je suis vieux. Pourquoi ne pas parler des vieux ? C’est un mot français. Parler du troisième âge, c’est déjà parler à côté de la question ; c’est déjà la peur de voir ».
On nous encourage à ne plus avoir d’enfants (voyez Macron, Merkel, May, Lagarde, etc.), mais est-il mieux de crouler sous les vieux (j’en suis un) qui coûtent plus cher que les enfants ? Sauvy rappelle : « Les charges pour l’État d’un vieux sont en effet deux fois et demie à trois fois celles d’un jeune (en comptant l’éducation dans les charges des jeunes). La bascule vers le vieillissement entraînerait donc des charges supplémentaires. II m’est arrivé souvent de citer le vieillissement de la population de Rome, de la Grèce… ».
Sauvy souligne l’indifférence polie qui entoure le problème et rappelle l’exemple vénitien après celui de Rome et de la Grèce : « C’est toujours sans écho… Je voudrais recevoir une critique, mais ces rappels ne provoquent aucune réaction. Le refus de voir l’histoire de Venise est semblable. L’étude de l’historien Beltrami sur Venise est aussi concluante que peu connue : la décadence économique et politique a suivi pas à pas la marche du vieillissement de la population. Cet ouvrage significatif n’a pas été traduit en français, il n’a guère été lu et n’est pas connu. Quand nous allons voir les beautés de la Place Saint-Marc, il serait évidemment de mauvais goût de nous demander pourquoi Venise a sombré ».
Venise avait sombré la première dans les bordels, les carnavals et la civilisation touristique (voir mon livre Apocalypse touristique : la destruction consentie du monde ; préface de Kevin Hin !)
Sauvy reprend sur Rome (voir Mon livre noir de la Rome ancienne, car les problèmes et l’absence de solutions étaient les mêmes) : « En ce temps de Dioclétien, c’était déjà le vieillissement de la population de Rome. Même refus de voir pour l’histoire de l’Espagne. L’Espagne, au XVIe siècle, conquiert des territoires, on peut penser qu’elle va être très riche ; dans les campagnes surpeuplées, on va pouvoir abandonner les terres pauvres pour ne cultiver que les terres riches. Or, c’est à partir de ce moment qu’il y a décadence. Et le XVIIIe siècle est sans doute plus clairvoyant que nous quand il dit : “L’Espagne a eu le malheur de changer ses hommes contre des métaux” ».
Achetez de l’or, comme on vous recommande aujourd’hui : Vous vivrez vieux comme le père Grandet et comme Harpagon.
Sauvy rappelle qu’on se fout de tout, y compris de l’explosion démographique du Sud : « Par contre, l’opinion ne manifeste aucune peur de voir l’explosion démographique. Il peut y avoir une peur de l’explosion elle-même, mais pas une peur de voir parce que cela ne touche pas notre politique, et n’a que peu de proches conséquences apparemment redoutables. La peur de voir s’est manifestée plutôt à l’intérieur des pays du Tiers-Monde ; ceux-ci n’ont pas voulu prendre conscience des évolutions prévisibles, ni des risques que cela comportait ».
Nous avons la peur de voir, donc on regarde ailleurs : « La peur de voir, nous l’éprouvons tous plus ou moins. Nous devons nous en méfier, pour éviter de tomber dans le travers qui consiste à ne pas voir des faits. Personne ne refuse de voir le chômage, mais des causes déplaisantes sont dissimulées, ainsi que des faits de pure observation ».
« L’Europe et les pays occidentaux acceptent, sinon de sombrer lentement, du moins de le constater discrètement. Mais, au lieu de chercher les causes profondes, les hommes recourent à de mesquines querelles ».
Sauvy ajoute sur un ton moins serein à propos de la dénatalité qui accompagne le travail féminin mué depuis en chômage féminin : « Le refus de voir s’exprime alors ainsi : Si j’accepte le fait que le travail féminin a été une des causes de la réduction de la natalité, des voix vont s’élever en vue de ramener la femme au foyer, solution que j’estime inacceptable. Par conséquent, je refuse le fait lui-même et ainsi je ne risque pas de voir appliquer le remède que je refuse ».
Le même raisonnement a été appliqué pour la contraception : « Si l’on admet que la pilule a fait tomber la natalité, ses adversaires vont demander sa suppression ».
Le même raisonnement a été utilisé pour l’avortement et, cette fois, avec une singulière fermeture des paupières.
Celui qui conteste l’influence du travail des femmes sur la natalité reprend lui-même cet argument sous une autre forme : « Comment voulez-vous que les femmes aient plusieurs enfants ; leur vie serait trop difficile ».
Je me souviens parfaitement de cette époque et des problèmes qui pointaient à l’horizon, soulignés par des cerveaux – plutôt de gauche alors – comme Alfred Sauvy, René Dumont, ou Haroun Tazieff. Les crétins irresponsables de droite comme Louis Pauwels étaient euphoriques, mais je me souviens aussi de mes douze ans et des Shadocks, et les Shadocks disaient : « Quand il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème ».
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Philippe Randa,
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