Tamerlan par Jean-Paul Roux
Jean-Paul Roux, directeur de recherche au CNRS et professeur à l’École du Louvre, a publié de nombreux livres, dont La Religion des Turcs et des Mongols, Histoire des Turcs, Les Explorateurs au Moyen Âge, Histoire de l’Iran et des Iraniens, Jésus, etc. Il consacre son œuvre à faire connaître dans le monde érudit comme auprès du grand public l’histoire et la mythologie des peuples turcs et mongols. Avec Tamerlan, il revient sur le parcours fascinant de ce mongol turquisé qui régna trente-cinq ans en conquérant une grande partie de l’Asie centrale et occidentale. Par ailleurs, il fonda la dynastie des Timourides qui régna jusqu’en 1507.
L’objectif de Roux n’est pas de réhabiliter Tamerlan, mais au contraire de juger objectivement son œuvre en tant qu’historien. Au cours de sa brillante introduction, il pose le constat suivant : « l’homme a autant de panégyristes que de détracteurs. Il fut haï et adoré, loué ou blâmé au-delà de toute raison ». L’auteur précise qu’après sa mort « on s’écria en même temps, au paradis avec les anges, au diable dans les enfers ». D’une manière générale l’auteur remarque, et à titre personnel nous le regrettons, « qu’il ne fait guère de doute qu’on écoute aujourd’hui davantage les détracteurs que les panégyristes ».
Roux constate que l’image de Tamerlan « dans la conscience collective est devenue nettement négative. Elle ne le fut pas toujours. Il ne faudrait pas qu’un ridicule mouvement de balancier nous portât à la rendre entièrement positive : elle sera tout aussi inexacte ». Il précise sa pensée : « toute étude historique contemporaine, on l’aura plus d’une fois remarqué, tend à une réhabilitation. Est-ce à dire que je vais réhabiliter Tamerlan ? ». Il note que l’image des historiens à l’endroit de Tamerlan « commence à évoluer. Les réactions passionnées existent toujours, mais leur force s’amenuise. L’âge rend serein, sinon sage ; pas indulgent, mais plus résigné à faire la part des choses. Par ailleurs, comme on connaît mieux, on comprend mieux ».
De fait, au fil des pages nous découvrons que Roux apprécie le personnage étudié. Cependant cela ne l’empêche pas de pointer du doigt les erreurs, les manquements et les atrocités commises par Tamerlan et ses armées. En effet, lors de ses conquêtes il n’hésite pas à livrer des villes à la ruine totale et ses soldats édifient des minarets de crânes devant les décombres encore brûlants. Il s’agit d’un élément paradoxal, parmi d’autres, chez cet homme « qui ne supportait pas qu’on évoquât devant lui les horreurs de la guerre ». D’aucuns racontent que ce grand guerrier « pouvait être très sensible à l’image du sang, quand l’un de ses enfants se blessait très légèrement en jouant avec un arc ».
Roux dit au sujet de Tamerlan : « qu’il fut imprégné des traditions païennes de l’Asie centrale, tout en se posant en musulman fervent. Il entreprit ses conquêtes au nom de la guerre sainte musulmane mais elles eurent pour résultat essentiel la ruine ou l’affaiblissement des plus grandes puissances de l’Islam ».
L’auteur relève une nouvelle antinomie : « L’homme est boiteux, infirme du bras et de la main ; mais il avait une énergie et une résistance physique sans égales ».
En effet, lors de ses dernières campagnes, à soixante ans passés « il se trouve toujours en première ligne à cheval supportant la pluie torrentielle et le vent ou à pieds dans la neige aidé d’un bâton (n’oublions pas que l’homme est handicapé), haranguant ses troupes et indiquant la direction à suivre ».
Quoi qu’il en soit, n’oublions pas le contexte historique qui permet d’éviter les anachronismes et les erreurs de jugement. Roux énonce que « l’époque où il vit est une charnière de l’histoire, celle où la suprématie des grands nomades est sur le point de disparaître par suite des progrès techniques qui vont bientôt opposer aux arcs les fusils, et aux chevaux les canons ».
L’auteur ajoute que « Tamerlan se place en équilibre entre la veille et le lendemain. Il est l’homme des tribus qui rompt avec la tradition tribale, le vagabond qui s’installe en ville, le païen qui opte pour une des grandes religions universelles ».
Décidément, la contradiction semble coller à la peau de Tamerlan. Ajoutons qu’il détruit des cités millénaires « tout en construisant dans sa capitale les plus somptueux édifices, qui jette les fondements de la Renaissance timouride, l’un des plus beaux fleurons de la civilisation musulmane ».
Pour Roux, il importe de saisir que « l’homme et l’époque sont bien au confluent de deux univers qui s’opposent, celui de l’Iran musulman sédentaire et celui de la steppe eurasiatique que l’on qualifie, assez mal mais de façon commode, de chamanique ». De fait comprendre Tamerlan n’est pas chose aisée : « les problèmes que pose Tamerlan ne sont pas simples à résoudre dans un monde qui est tout sauf simple, dans une personnalité qui ne se laisse pas facilement percer à jour, où l’on cherche en vain un fil conducteur, à moins peut-être de le trouver dans sa seule force et dans sa seule volonté ».
Effectivement, cet homme qui n’était pas issu de la plus haute extraction réussit à parvenir au sommet de l’état, mais surtout à s’y maintenir pendant plus de trois décennies. Lui le Turc put se faire reconnaître comme souverain en Iran. Membre d’une famille de nomades depuis plusieurs générations, il devint complètement citadin au point qu’il aima plus que tout sa ville de Samarcande. Général menant à la guerre des milliers d’hommes, il mettait tout en œuvre pour éviter autant que possible les batailles, mais remporta toutes celles qu’il livra. Ses proches racontent qu’il citait souvent ce dicton pour justifier les palabres et les tractations qui permettent de ne pas engager des combats sanglants : « Un plan habile rend plus de services que 100 000 soldats ».
Autre question que l’histoire pose en regardant la vie de Tamerlan : pourquoi ce vainqueur perpétuel à qui aucune place ne sut résister dut-il prendre et rependre les mêmes villes, au point de recommencer jusqu’à cinq fois les mêmes campagnes ? Lire ce livre permet de répondre à toutes ces interrogations et à bien d’autres.
Les historiens et les chroniqueurs rencontrent souvent des difficultés à retracer l’itinéraire et le caractère de Tamerlan. Ce constat ne nous surprend guère étant donné que celui-ci se trouve à la lisière de différentes cultures : dualité de langues (persan et turc), d’alphabet (arabe et mongolo-ouïghour), de comput (musulman et chinois), de religion (islam et chamanisme). Cet état des lieux « suffit à donner une idée de la dualité de la civilisation de l’époque timouride ».
Cette dualité explique parfaitement la synthèse que Tamerlan réalise sur lui-même : « acculturé par l’Iran, il demeurait Turc ; converti à l’Islam, il demeurait chamaniste. Nomade, il aimait vivre sous la tente et pouvait parcourir les steppes sans descendre de cheval ; citadin, il édifiait des palais et possédait l’art, ignoré des errants, de s’emparer des villes ». Concrètement, Roux pense que Tamerlan est « une personnalité hors pair qui avait pu marier ces contraires, avec toutes les difficultés que procurent les mariages mêmes heureux ».
Tamerlan se montre lucide sur lui-même et surtout sur ses contemporains. Tamerlan explique à ses principaux lieutenants qu’« on ne peut pas être maître de l’univers si l’on ne l’est pas de soi-même ». De même, l’émir « a la réputation d’être sobre, et, en temps ordinaire, il interdit le vin. Il sait cependant que la tradition exige des cérémonies bacchiques et il en organise. Il boit alors sans retenue, mais résiste en général à l’ivresse alors que tous ses convives perdent le contrôle d’eux-mêmes ». Roux écrit même que « son sang-froid est total, rien ne peut l’entamer ».
Nous lisons avec grand intérêt que « quand l’homme est tendu, fatigué, et qu’il est à deux doigts de céder à la mauvaise humeur, il recourt à son échiquier. L’extrême attention qu’il porte à ce jeu, qu’il pratique depuis l’enfance et auquel il a la réputation d’être brillant, le repose, le détourne de ses soucis et détend ses nerfs ». Il a parfaitement conscience de son rôle de chef : « il entend être le maître absolu dans son royaume et si possible, hors de son royaume. Il a une haute conscience de sa position et tient à la faire respecter ». Tout doit plier sous sa volonté : « l’armée n’a pas le droit de murmurer et les hauts fonctionnaires n’ont qu’à exécuter ses ordres ; ils ne sont que les instruments de son pouvoir ».
Roux prend également le soin d’écrire que « l’acte d’accusation a été dressé et il est lourd. Pendant un tiers de siècle, Tamerlan a déporté les populations, réduit des foules en esclavage, incendié les villes, rendu des provinces au désert, permis ou encouragé la torture et le viol, exécuté des prisonniers par dizaines de milliers, massacré sans distinction les bons, les mauvais, hommes, femmes, enfants ». Roux écrit « qu’il y a là amalgame de faits qui relèvent de catégories variées et qu’on rassemble pêle-mêle pour mieux noircir le tableau de l’horreur ».
Il développe son propos : « un tel procès serait long, difficile et peut-être fastidieux. Les raisons pour lesquelles on s’est abstenu de l’ouvrir ne se résument pas à l’ignorance ou à la paresse. Il détruit une image claire et rassurante, celle de l’absolue barbarie des conquérants d’Asie Centrale ».
Les images d’Épinal, certes bien pratiques pour figer une représentation visuelle, sont souvent éloignées de la réalité et de la complexité historiques. Malgré tout, l’auteur énonce : « en s’en tenant aux estimations les plus basses, les guerres timourides auraient fait plus d’un million de victimes ».
Roux pour répondre à ces nombreuses critiques rappelle que « Tamerlan a allumé bien des incendies et a répandu beaucoup de sang, mais moins qu’on ne l’a cru ; il s’est montré capable d’actes de clémence et il a peut-être épargné plus de provinces et de villes qu’il n’en a immolées. On dira que c’est la moindre des choses ».
Le propre de l’historien est de tenir compte des contingences, de ne jamais oublier le contexte et surtout de ne pas juger selon ses sentiments personnels ou en se reposant sur le cadre social et culturel de sa propre époque. Agir ainsi fausse l’objectivité historique, ce qui reste encore trop fréquent malheureusement. De ce point de vue, Roux réussit l’exercice à merveille car il dresse aussi bien les qualités que les défauts de Tamerlan dans une biographie objective, magistrale et intéressante.
La lecture de ce livre, réellement passionnant et enthousiasmant, nous permet de revivre ces incroyables raids équestres quand des cavaliers armés d’arcs et de flèches imposaient leur loi dans toute l’Eurasie. Selon l’auteur, Tamerlan, personnage éminemment complexe et mal jugé par l’histoire, « laisse un souvenir qui rivalise presque avec celui de Gengis Khan, car il est moins lointain et donc plus précis ».
Roux nous conte ce véritable mythe né sans aucun doute de ses retentissants succès et des traces, positives et négatives, qu’il a semées partout où il est passé…
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