Philippe Auguste par John Baldwin
John Baldwin, professeur d’histoire médiévale à l’université Johns Hopkins de Balitmore, a participé à l’édition scientifique des Registres de Philippe Auguste. Il a écrit de nombreux articles et commis des ouvrages traitant de l’évolution des idées, des idéologies et des mentalités aux XIIe et XIIIe siècles.
Son étude sur Les théories médiévales du juste prix l’a familiarisé avec la réflexion des clercs sur les mutations d’une économie de plus en plus sensible au marché et à la monnaie. De même son essai remarquable et brillant, que nous avons grandement apprécié, intitulé La culture scolastique au Moyen Âge lui a permis de replacer dans la longue durée le mouvement scolaire et intellectuel qui prit son ampleur avec l’institutionnalisation de l’Université de Paris.
L’objet de cette biographie consacrée au fils de Louis VII, dit le Pieux, est d’étudier à la fois la personnalité du roi, son gouvernement et sa construction, ainsi que les fondations du pouvoir royal français au Moyen Âge. Dans la préface, rédigée par Jacques Le Goff, nous lisons l’analyse suivante : « Trois règnes ont marqué, dans un long XIIIe siècle, trois phases décisives de la genèse de l’État monarchique en France, celui de Philippe II Auguste le premier, décisif (1180-1223), celui de Louis IX – saint Louis (1226-1270), celui de Philippe IV le Bel (1285-1314). Cet État est à l’origine de l’État moderne ».
L’auteur constate qu’il semble difficile d’approcher « le vrai Philippe Auguste, car il vécut en un temps où les fabricants de mémoire et d’histoire se souciaient peu de léguer à la postérité les traits individuels d’un roi mais se contentaient de lui appliquer les lieux communs élogieux propres à un souverain et les qualités stéréotypées qui lui conféraient une place dans la galerie des grands rois à l’instar de ceux dont les statues ornaient les façades des cathédrales contemporaines ».
Nonobstant cette difficulté, Baldwin réussit à esquisser la personnalité du roi, « un homme qui devient chauve jeune, marqué par une maladie contractée à la Croisade, un gouvernant très capable, quoique handicapé par un manque de culture et même d’instruction, détestant les jurons et les amuseurs publics (son petit-fils saint Louis qui l’a connu et l’admirait malgré leur grande différence de caractère s’en souviendra) ». L’étude des sources doublée d’un réexamen attentif des archives permet à l’auteur de bien cerner Philippe.
Baldwin écrit que « personne n’a jamais douté du rôle capital du règne de Philippe Auguste dans le décollage du pouvoir royal. Le prestige de ce souverain dans la mémoire collective n’a rien d’usurpé ».
Comme il l’énonce dans son introduction « les documents émis et conservés par l’administration de Philippe Auguste sont en quantité suffisante pour permettre de dégager les grandes lignes des transformations clés qui intervinrent avec et par lui. »
Il est donc intéressant de remarquer que « le gouvernement de Philippe Auguste est le premier gouvernement capétien à préserver systématiquement des documents dans des comptes financiers périodiques, des archives, des registres et des recueils judiciaires ». La conséquence logique de ces classements entraîne une modification de l’État royal : « Ces collections résultent et témoignent en même temps de l’émergence d’une administration perfectionnée ».
Cependant, Baldwin ne se contente pas d’étudier les documents officiels, comme il le reconnaît sans détour : « À côté des chartes royales, des comptes fiscaux, des registres, des inventaires et des rôles judiciaires qui éclairent les institutions administratives, je me suis également penché sur l’idéologie politique dont la formulation revenait aux historiographes de la cour et aux poètes ».
Baldwin note « que les deux principaux atouts des premiers Capétiens n’étaient donc pas leurs ressources financières et militaires, mais plutôt deux principes essentiels : le caractère sacré de leur royauté et la continuité dynastique ».
Il précise son propos : « Lorsque l’archevêque de Reims oint le jeune roi en 1179, il accomplit une cérémonie qui fait de Philippe un personnage sacré et qui lui permet de gouverner par la grâce de Dieu ».
Il ajoute très justement : « Au cours de cette cérémonie – et en contrepartie, pour ainsi dire, de cette consécration –, les Capétiens font le serment solennel de défendre l’Église contre ses ennemis ». Raison pour laquelle tout au long de l’histoire, le roi de France est considéré comme le « Fils Aîné de l’Église ».
Il demeure important de savoir, contrairement aux royaumes voisins, « que le déroulement normal des successions en France avait constitué un autre atout de la monarchie. En effet, les querelles pour le trône viciaient inévitablement le gouvernement et privaient la maison régnante de ses ressources ».
L’explication tient, en partie, au fait que les premiers Capétiens durant de longues décennies couronnent l’héritier du trône de leur vivant avec l’objectif – réussi – d’éviter les crises politiques une fois leur mort advenue.
Bien souvent, les historiens ont coutume d’écrire que la « décennie décisive » s’ouvre au début du XIIIe siècle. Pour l’auteur, à l’aide des archives (notamment les registres fiscaux), il affirme que cette fameuse décennie décisive commence plutôt aux alentours de 1190 avec la « prise de possession de la Normandie ». Il développe son analyse comme suit : « C’est au cours des années 90 que, avec l’aide d’hommes nouveaux, le roi gère le Domaine autrement que comme un simple ensemble de seigneuries ; qu’à travers la justice (baillis et les sénéchaux) et les finances (Chambre des comptes) il fait vigoureusement valoir ses droits ; qu’apparaît un authentique budget (dépenses et recettes) ; que son entourage se dote d’outils statistiques afin d’établir un véritable bilan. »
Philippe réforme avec succès le gouvernement royal comme le démontre brillamment Baldwin en s’appuyant sur des exemples précis.
Concrètement, pour échapper au morcellement des territoires et aux difficultés de gestion qui sont associées, Philippe Auguste entreprend très tôt la mise en place d’une nouvelle structure administrative en promouvant baillis, prévôts et sénéchaux. Ces derniers lui permettent d’exercer directement son pouvoir (notamment rendre la justice) sur ses nombreuses terres. Il organise ce système à l’occasion de son départ en croisade, par une ordonnance-testament de 1190 qui règle l’organisation du pouvoir en son absence. Rappelons brièvement que Philippe Auguste est le premier roi ayant mis sur ses actes, sporadiquement à partir de 1190, officiellement à partir de 1204, Rex Franciæ, « roi de France », au lieu de Rex Francorum, « roi des Francs. »
Les résultats de cette politique ambitieuse et fondatrice sont connus : « un formidable accroissement des ressources et de puissance s’ensuit pour un pouvoir désormais fixé à Paris ». Si la cour est encore itinérante, Paris acquiert cependant un statut particulier dont les différents travaux accomplis témoignent (la foire Saint-Lazare, pavement des principales rues parisiennes, cimetière des Saints-Innoncents, construction d’enceintes, améliorations au Petit Châtelet, charte royale créant l’Université de Paris, etc).
Pour les réussites, il convient aussi de noter la mise au pas des grands barons peu habitués à voir le roi parler et se conduire en maître, ainsi que l’abaissement des Plantagenêt. Le vrai mérite de Philippe Auguste est d’avoir « forgé, sur le plan idéologique comme sur celui des organes administratifs, les composantes essentielles du gouvernement royal, composantes que Saint Louis et Philippe le Bel après lui rassembleront en une puissance politique qui dominera la chrétienté occidentale tout le XIIIe et le XIVe siècle ».
Le contraste se révèle saisissant entre l’avènement de Philippe, sous une quasi-tutelle de la haute noblesse, avec un domaine qui fait de lui le roi de l’Île-de-France plus que de la France, et la fin de son règne, avec un domaine très agrandi, auquel il faut ajouter de nombreux territoires soumis à l’autorité royale.
Pour notre plus grand plaisir intellectuel, Baldwin nous propose une œuvre magistrale, exhaustive, solidement documentée et surtout d’une grande clarté. À la lecture de ce livre de très grande qualité, nous comprenons les raisons qui attestent que Philippe Auguste, le grand vainqueur de Bouvines, demeure l’un des monarques les plus admirés et étudiés du monde médiéval. Effectivement, son long règne, ses importantes victoires militaires, les progrès essentiels accomplis pour affermir le pouvoir royal et la position de la France marquent encore les esprits…
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