15 novembre 2016

Le périple d’Ulysse en Amérique et dans l’océan atlantique

Par Euro Libertes

par Dimitris Michalopoulos.

Dimitris Michalopoulos est né à Athènes en 1952. Il a fait ses études à l’École italienne d’Athènes (1964-1970), à l’Université nationale d’Athènes (1970-1974) et, à titre de boursier du gouvernement français, à l’École des Hautes études en Sciences sociales de Paris qui, en 1978, lui conféra le titre de docteur en Histoire économique et sociale. Il a été professeur d’Histoire maritime à l’Académie Navale de Grèce de 1994 à 1997 et à l’École de guerre de la Marine nationale grecque de 1990 à 1997. Il remplit les fonctions de conservateur du Musée de la Ville d’Athènes (1990-2000) et celles de directeur de l’ « Institut de recherches sur Éleuthérios Vénizélos et son époque » (2004-2011). Actuellement, il est membre du Conseil d’administration de ce dernier.

Les Argonautes, éditions Dualpha.

Les Argonautes, éditions Dualpha.

Il y eut plusieurs découvertes de l’Amérique bien avant l’année cruciale 1492. En effet, le premier qui affirma qu’on pouvait arriver aux Indes tout en naviguant depuis l’Espagne vers l’occident fut Strabon[1], célèbre géographe de l’antiquité gréco-romaine.

Connaissait-on pendant l’Antiquité l’existence de l’Amérique ? La réponse ne peut être qu’affirmative, car on avait la solide connaissance d’un « grand continent, au-delà de l’Océan (Atlantique) », qui pourtant « renfermait ce dernier. »[2]

Autant que cela puisse paraître paradoxal, on vit cette idée corroborée justement aux débuts de notre ère : « Le grand continent qui environne l’Océan est éloigné de l’île d’Ogygie d’environ cinq mille stades et un peu moins des autres îles ; qu’on n’y navigue que sur des vaisseaux à rames, parce que la navigation est lente et difficile à cause de la grande quantité de vase qu’y apportent plusieurs rivières qui s’y déchargent du continent et y font des atterrissements qui embarrassent le fond de la mer ; ce qui a fait croire anciennement qu’elle était glacée. »[3]

Ogygie était l’île de Calypso et malgré la fausse interprétation de Plutarque en ce qui concerne le phénomène de la mer glacée, aujourd’hui on ne peut pas se tromper : il s’agit de la mer des Sargasses.

Après la prise de Troie, Ulysse et ses compagnons appareillèrent pour retourner aux Îles Ioniennes. Mais les vents adverses les mirent dans la nécessité de gagner d’abord le pays des Cicones[4], en Thrace[5], et, dans la suite, celui des Lotophages[6], en Afrique du nord. Et après y avoir subi de cruelles péripéties, ils parvinrent au pays des Cyclopes, êtres scélérats.[7]

Où se trouvait ce pays des Cyclopes ? Selon l’idée communément admise, il était en Sicile ou quelque part dans l’Italie du sud[8]. Homère, en revanche, ne donne qu’une seule information sur cette terre : Les Cyclopes étaient à l’origine les voisins des Phéaciens en Hypérie, un pays immense ; or, en raison de leur agressivité, les Phéaciens se virent dans l’obligation d’abandonner leur patrie et d’émigrer en Schérie.[9]

Ulysse

Ulysse

Où était donc l’Hypérie ? On l’ignore. La localisation, néanmoins, de Télépyle, capitale des Lestrygons[10], n’est pas difficile, car là-bas « un pasteur qui ne dort pas gagne un salaire double,/en menant paître les bœufs d’abord et, ensuite, les moutons à la laine blanche,/ car tant les chemins du jour y sont proches des chemins de la nuit. »[11]

On sait que les bêtes sont menées aux champs pendant la belle saison. Par conséquent, la Télépyle était un pays caractérisé par le phénomène des « nuits blanches », bien connu des Anciens[12]; bref, il s’agissait d’un pays nordique. Du reste, les Lestrygons étaient des mangeurs de chair humaine ; et cela est conforme à la réputation terrible des populations de l’Europe septentrionale tout au long de la Paix Romaine[13]. Aussi n’est-il guère paradoxal que seul le navire d’Ulysse et de son équipage échappa, grâce à la sagesse du roi d’Ithaque[14], à ces « sauvages monstrueux » ; tous ses autres compagnons furent dévorés par les Lestrygons[15]. Le roi d’Ithaque fait donc voile pour se rendre à l’île d’Ééa, résidence de la magicienne Circé[16]. La localisation de cette île paraît tout aussi douteuse. Selon le texte homérique, elle est « seule dans la mer immense[17], pleine de… forêts denses[18], avec une faune richissime[19] ». Pour ces raisons, l’Ééa n’est pas le Monte Circeo, en Italie continentale, comme on le prétend aujourd’hui, ni « une île au nord de la Sicile », comme Virgile nous l’a affirmé.[20]

On peut alors supposer que l’île de Circé se trouve près de l’Amérique, parce que :

– Il y a la plante thaumaturge mōly, aux fleurs blanches et à la racine noire[21], seul remède contre la sorcellerie de Circé[22]. C’est récemment qu’on observa la ressemblance entre ce mōly et le mot mulli de la langue quechua des Amérindiens, par lequel on désigne le « poivre américain » (schinus molle)[23]. Le « poivre américain » est une plante à substances thérapeutiques réputées, indigène de l’Amérique ;

– Une seule journée suffit à Ulysse pour faire le trajet entre l’Ééa et l’extrémité ouest de l’océan Atlantique, où se trouvait le royaume de Hadès, à savoir la demeure des morts.

Après avoir, en effet, séjourné une année à l’île d’Ééa et avant de pouvoir rentrer chez eux, Ulysse et ses compagnons survivants doivent consulter l’âme du devin aveugle Tirésias[24]. Ils se rendent pour cela à « l’occident lointain, là où se terminent la mer et le ciel étoilé »[25], et ils gagnent l’extrémité ouest de l’océan atlantique[26], après avoir voyagé depuis l’aube jusqu’à la tombée de la nuit…[27]

Bref, on ne peut plus écarter l’hypothèse de la venue d’Européens aux Amériques bien avant 1492[28]; une preuve nous est fournie par Ogygie, l’île de Calypso, « déesse terrible. »[29]

On a déjà dit que l’Ogygie est une île qu’on peut localiser avec précision. Plutarque nous dit qu’on l’atteint après une traversée de cinq jours à l’ouest de la Bretagne. De l’Ogygie, on peut passer au continent (au bord ouest de l’océan), si l’on se montre capable de naviguer dans une mer lourde et fangeuse[30]. Répétons qu’une telle mer ne peut être que celle des Sargasses, au nord de l’océan atlantique, où se trouve la Grande Bermude, soit la fameuse île de Calypso.[31]

C’est même le texte homérique qui nous en fournit des preuves. L’Ogygie est une île « très lointaine[32], que la mer sans fin, des ondes innombrables »[33], séparent de tout lieu habité par les hommes. De plus, cette « mer sans fin est violacée »[34] et cette couleur fait souvent penser à celle du sang[35]. Il s’agit donc de l’océan et non de la Méditerranée azurée, glauque[36], même en cas de tempête[37]. Dans la littérature de la Grèce antique, en outre, la distinction entre l’océan et la mer est bien évidente.[38]

Mais encore ! Quand la « terrible Calypso » laisse Ulysse partir[39], celui-ci construit un bateau et entreprend son long voyage vers Ithaque. Or, de quelle sorte de bateau s’agit-il ? D’un radeau ou d’un petit navire ? Encore une fois, la réponse nous est donnée par le texte homérique : le navire construit alors par Ulysse avait un « pont » (íkria)[40]. Il n’était donc pas un « flotteur », mais un véritable bateau, petit, mais apte à faire un voyage de vingt jours[41] depuis l’Ogygie jusqu’à la Schérie, pays des Phéaciens.

Maintenant, voyons où est cette fameuse Schérie. Selon l’idée conventionnelle, la Schérie est Corfou[42], la plus grande des Îles Ioniennes. Cette opinion, toutefois, est désormais rejetée[43]. « Schérie », en effet, signifie « littoral ininterrompu, même continent »[44], au bout de la « mer agitée »[45]. Ceci explique pourquoi les Phéaciens étaient isolés du reste de l’humanité[46]. En revanche, Corfou est très près du littoral de l’Épire[47], habité depuis des « temps très anciens. »[48]

Où donc se situait réellement la Schérie homérique ? L’Antiquité nous donne la réponse : elle était dans la péninsule ibérique.

Selon le témoignage de Strabon, en effet, une ville portait même là-bas le nom d’Ulysse[49]. Hormis ce que nous dit le célèbre géographe, il y a la tradition selon laquelle l’étymon de Lisbonne, capitale portugaise, est Ulixes, soit la forme latine du nom de notre héros[50]. Bien sûr, on a proposé aussi d’autres étymons de ce toponyme[51]; répétons toutefois que le plus vraisemblable ait été le nom du héros homérique.

En tout cas, Alcinoos, roi des Phéaciens, mit à la disposition d’Ulysse un navire magique[52], qui après une traversée d’une seule nuit gagna l’Ithaque ; le roi d’Ithaque, profondément endormi, fut laissé par les marins phéaciens sur son île natale.[53] Le retour (nóstos) était accompli. Le héros homérique avait parcouru « tout le monde »[54]… C’est pourquoi on le vénéra presque comme un dieu.

Notes

 

[1] Strabon, Géographie, C 64-65.

[2] Platon, Timée, 24e-25a.

[3] Plutarque, De la face qui paraît sur la lune, 941a-941b. (Traduction de D. Richard.)

[4] Odyssée, IX, 39sqq.

[5] Hérodote, Histoires, 7. 110.

[6] Odyssée, IX, 83-84.

[7] Odyssée, IX, 105-115.

[8]À titre d’exemple : Kōnstantinos Xanthīs, Ōgygia (= Ogygie), Athènes: «Τīlegraphos», 1876, p. 19 (note 1).

[9] Odyssée, VI, 4-6.

[10] Odyssée, X, 80-82.

[11] Odyssée, X, 84-85.

[12] Strabon, Géographie, C 135.

[13] Strabon, Géographie, C 200.

[14] Odyssée, X, 95-97.

[15] Odyssée, X, 118-132.

[16] Odyssée, X, 135-136.

[17] Odyssée, X, 195.

[18] Odyssée, X, 148, 151, 159.

[19] Odyssée, X, 158, 180, 212.

[20] Virgile, Énéide, III, 60-63.

[21] Odyssée, X, 304-305.

[22] Odyssée, X, 302.

[23] Enrico Mattievich, Α Journey to the Mythological Hell. Traduit en grec par Chrysaugī Niarou (Athènes : Hécate, 19955), pp. 159-161.

[24] Odyssée, X, 488-495.

[25] Hésiode, Théogonie, 736-738.

[26] Odyssée, X, 508-509.

[27] Odyssée, XI, 12.

[28] Samuel M. Wilson, The Archaeology of the Caribbean (Cambridge University Press, 2007), p. 1.

[29] Odyssée, XII, 449.

[30] Plutarque, De la face qui paraît sur la lune, 941a-b.

[31] S. P. Petridīs, Odysseia… (= L’Odyssée…), p. 239

[32] Odyssée, V, 55.

[33] Odyssée, V, 54, 100-101.

[34] Odyssée, V, 56.

[35] Odyssée, V, 132.

[36] Iliade, XVI, 34.

[37] Hésiode, Théogonie, 440.

[38] À titre d’exemple : Hésiode, Théogonie, 131-134.

[39] Odyssée, V, 1-159.

[40] Odyssée, V, 252.

[41] Odyssée, V, 34.

[42] À titre d’exemple: Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 1. 25; Virgile, Énéide, III, 291.

[43] The Oxford Classical Dictionary (Oxford University Press, 20124), mot “Scheria”, p. 1325.

[44], Robert Beekes, Etymological Dictionary of Greek, vol.1 (Leiden-Boston: Brill, 2009), mot «epischerō», p. 446.

[45] Odyssée, VI, 204.

[46] Odyssée, VI, 205.

[47] Virgile, Énéide, ΙΙΙ, 291-293.

[48] Vasileios Kyranīs, Hellīno-Īpeirōtika (= Sur la Grèce et l’Épire), vol. I (Thessalonique : Maiandros, s.d), pp. 157, 182, 321.

[49] Strabon, Géographie, C 149, bien qu’il crût que cette ville était sur la côte méditerranéenne de la péninsule ibérique. (Strabon, Géographie, C 157.)

[50] https://pt.wikipedia.org/wiki/Lisboa (17 août 2015).

[51] https://pt.wikipedia.org/wiki/Lisboa   (17 août 2015).

[52] The Oxford Classical Dictionary, mot «Scheria, p. 1325.

[53] Odyssée, XIII, 95-113.

[54] Théocrite, Hiéron ou les Grâces, 51-52.

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Philippe Randa,
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