24 novembre 2023

Crimes yougoslaves : oubli, connivence, impunité – (troisième partie)

Par Euro Libertes

par Christophe Dolbeau

Le tableau de chasse s’allonge

Depuis longtemps, le SDS avait dans son collimateur le patriote Dane Šarac qui s’en était pris à maintes reprises aux intérêts yougoslaves, en Allemagne, en Croatie et même en Serbie. Ancien maquisard anticommuniste (1946-1947) et rescapé de plus de dix ans de captivité, l’homme était un dur à cuire. Averti, en 1975, de sa présence à Paris et même de son adresse, le centre de Rijeka (Jerko Dragin) ordonna donc son élimination. Šarac, 48 ans, résidait chez un ami, Ivan Barun, au n° 101 de la rue Saint-Charles, dans le XVe arrondissement de la capitale. Son hôte devant s’absenter durant deux jours, avec toute sa famille, il avait confié son invité aux bons soins d’un cousin demeurant dans le même immeuble. Le soir du 17 juillet et alors qu’il quittait l’appartement de ce cousin pour regagner sa chambre située à un étage supérieur, Šarac fut assailli sur le palier par deux individus armés de pistolets-mitrailleurs. Criblé de vingt-deux projectiles, il passa dix ou onze jours dans le coma, survécut néanmoins mais resta handicapé par une hémiplégie durant le reste de son existence (19). L’affaire posait plusieurs questions embarrassantes. D’aucuns s’interrogèrent par exemple sur l’opportune absence, en milieu de semaine, de la famille Barun au grand complet… D’autres se demandèrent comment les tueurs avaient pu savoir que leur cible dînait ce soir-là chez le cousin et comment ils avaient pu connaître l’heure à laquelle elle allait sortir de l’appartement pour rejoindre sa chambre. Il eut été, en effet, hasardeux de passer toute la nuit dans la cage d’escalier avec des pistolets-mitrailleurs à la main. Ces interrogations ne connurent cependant pas de réponses car l’enquête ne déboucha sur rien. Dane Šarac replongea bientôt dans la clandestinité, et quant  à la famille Barun, elle quitta bientôt Paris pour Toulon, puis l’arrière-pays de Bandol où elle réside toujours.

Dane Šarac, un an et demi après l’attentat dont il fut victime.

Le suivant sur la funeste liste noire des Yougoslaves fut Ivan Tuksor dont le centre SDS de Split (Blagoje Zelić) prescrivit la liquidation en 1976. Âgé de 43 ans et secrétaire général de l’Union des Croates de France (Ujedinjeni Hrvati Francuske) (20), ce patriote vivait à Nice et c’est en plein cœur de cette ville que le 28 août 1976, il fut pulvérisé et brûlé vif par l’explosion de sa voiture sous laquelle une bombe avait été placée. Il fut révélé par sa veuve, Anđelka, que l’un de leurs visiteurs réguliers n’était autre que l’agent « Đorđe », frère de l’affreux « Šime » que nous avons déjà plusieurs fois mentionné. L’attentat était donc signé. Comme d’habitude, l’enquête, vite expédiée, n’aboutit à rien de solide ; la presse locale consacra deux ou trois articles à l’affaire et l’on passa sans tarder à une autre actualité. De toute évidence, il y avait des crimes que l’on ne tenait pas vraiment à élucider…

Venons-en maintenant, pour clore cette lugubre galerie, à celui que l’on tient généralement pour la dernière victime du SDS en France, à savoir au malheureux Mate Kolić. Âgé de 43 ans, Mate présidait à la fois l’Union des travailleurs croates (Hrvatski radnički savez – HRS) (21) et la section parisienne du Conseil national croate (HNV). Domicilié à Cachan, avec son épouse Branka et ses deux enfants, c’était un militant très efficace et dévoué, doublé d’un homme extrêmement sympathique. Il avait beaucoup aidé Dane Šarac, en

Mate Kolić.

1975, lorsque celui-ci avait été victime d’un attentat, avait ensuite organisé les obsèques de Bruno Bušić (1978), puis convoqué, avec succès, une grande manifestation croato-albanaise dans les rues de Paris. Il va sans dire qu’un patriote aussi engagé faisait l’objet de toute l’attention des mouchards et collaborateurs locaux du SDS. Les agents « Šime », « Pjer » et « Marko » (voy. supra) le dénonçaient d’ailleurs régulièrement à leur officier traitant (Blagoje Zelić) : leurs signalements remontaient ensuite à Zagreb, chez le patron du 2e directorat (Josip Perković) qui les transmettait aussitôt à Belgrade. Finalement, en 1981, il fut décidé en haut lieu de se débarrasser du gêneur, d’autant que de récents mouchardages indiquaient qu’il encourageait et préparait des actions « dures » contre les intérêts yougoslaves.

Le lundi 19 octobre 1981, Mate Kolić et son épouse montèrent donc dans leur camionnette, rue Guichard, à Cachan, et à 7h25, le véhicule explosa. Criblée de petits éclats, Mme Kolić fut éjectée de la voiture tandis que, déchiqueté par la bombe, son malheureux époux périssait dans les flammes. Une fois de plus, les investigations ne permirent pas de remonter jusqu’aux assassins. Il était clair que l’on ne tenait pas à faire trop de vagues et l’on confisqua même à Mme Kolić les éclats de bombe qu’elle avait récupérés et s’apprêtait à faire analyser par un laboratoire privé (22) !

Peu de révélations et peu de sanctions

Un peu plus de trente ans après la dissolution de la Yougoslavie et la chute officielle du régime communiste, force est de constater que tous les crimes évoqués ci-dessus demeurent impunis et même inexpliqués. Fidèles à leur tradition de discrétion, les services de sécurité français ne disent toujours rien, et quant aux Croates, ils ne laissent filtrer que de rares bribes de vérité et encore lorsqu’ils ne peuvent vraiment pas faire autrement. Ainsi que l’affirmait il y a peu le Dr J. R. Schindler : « Il n’est clairement dans l’intérêt de personne que les crimes de l’UDBa soient examinés et résolus »…

Le silence qui persiste a été facilité par plusieurs facteurs. Tout d’abord, le temps a fait son œuvre et plusieurs protagonistes de ces lamentables affaires ont aujourd’hui disparu. Certains sont morts de vieillesse et d’autres encore se seraient opportunément suicidés (Vinko Bilić, Marko Bezer). Entendu par un magistrat quelque temps avant son décès (intervenu le 24 juillet 1999), un personnage aussi capital que Blagoje Zelić a tout de même eu le temps de parler de l’agent « Šime » et de ses frères, ou encore des agents « Marko » et « Florijan ». Il aurait certainement pu raconter plein d’autres choses si le destin avait permis qu’on l’interrogeât plus longuement… Une autre raison du silence qui persiste tient à l’incroyable recyclage des fonctionnaires auquel ont procédé les gouvernements croates d’après l’indépendance. Contrairement à ce qui s’est fait en RDA, par exemple, la République de Croatie a renoncé à toute lustration et les anciennes « élites » communistes se sont vues offrir une immédiate reconversion, y compris dans les services secrets. « En 1990 », écrit le professeur Marc Gjidara, « sont restés en place dans les services de renseignement du nouvel État entre 800 et 900 agents de l’UDBa et du KOS [contre-espionnage militaire].» (23) On a vu par ailleurs un Josip Manolić, ancien cordonnier mais surtout vétéran de l’OZNA (ancêtre du SDS), ancien geôlier de Mgr Stepinac et ancien directeur de toutes les prisons politiques de la Croatie communiste, devenir Premier ministre (1990-1991) ; un Josip Bojkovac (1920-2014), vétéran de l’OZNA et acccusé de crimes de guerre, devenir ministre de l’Intérieur ; ou encore un Budimir Lončar, ancien diplomate et ministre de Tito, mais aussi vétéran de l’UDBa, devenir conseiller spécial des présidents Stipe Mesić et Ivo Josipović.

Emblématiques du problème que la Croatie éprouve, semble-t-il, à se confronter à son passé communiste et à sortir les squelettes que renferment encore ses placards, il convient de s’arrêter un instant sur les cas de Josip Perković et Zdravko Mustač, deux ex-janissaires du régime titiste. Ancien chef du 2e directorat au centre SDS d’Osijek, puis patron de ce centre, puis chef du 2e directorat pour la Croatie, et enfin coordonnateur de tout le service, Perković fut indubitablement le commanditaire et l’organisateur de plusieurs assassinats de patriotes expatriés. Rallié à la Croatie indépendante, il ne subit pourtant aucun déboire pour son activité passée et poursuivit tranquillement son ascension professionnelle : sous-secrétaire d’État à l’Intérieur et collaborateur du ministre Gojko Šušak, il intégra ensuite le nouveau service de renseignement HIS (Hrvatska izvjestajna služba). Son fils Saša sera le conseiller pour la sécurité des présidents Mesić et Josipović. Moins connu, le second personnage, qui fut le supérieur hiérarchique de Perkovic, appartenait quant à lui à la direction fédérale du SDS, avant de se rallier lui aussi à la « nouvelle » Croatie. La reconversion des deux espions se passait on ne peut mieux jusqu’au jour où la justice bavaroise décida de leur demander des comptes pour l’assassinat, le 28 juillet 1983, à Wolfratshausen, de l’émigré croate Stjepan Đureković.(24)

Années 1980, cinq hauts dirigeants du SDS.

Arrêté et jugé par les Allemands, l’un des principaux comparses des assassins de Đureković, l’agent Krunoslav Prates, alias « Boem » ou « Stiv », fut condamné à la perpétuité en juillet 2008. Trois ans plus tôt, un mandat d’arrêt avait été lancé contre son officier traitant, Perković, et en 2009, d’autres mandats furent émis contre Zdravko Mustač, Ivan Cetinić, Ivan Lasić et Boris Brnelić. En octobre 2009, l’un des auteurs présumés du crime, le Croato-Suédois Luka Sekula fut appréhendé. Pendant ce temps, à Zagreb, les anciens obligés du SDS se mobilisaient pour empêcher qu’on livrât leurs amis. On vit ainsi le Premier ministre Zoran Milanović (aujourd’hui Président de la République), la ministre des Affaires Étrangères « libérale » Vesna Pusić ou encore le député « social-démocrate » Nenad Stazić monter au créneau, et le 28 juin 2013, veille de l’adhésion de la Croatie à l’Union européenne, le Parlement (Sabor) adopta même une loi, vite surnommée « Lex Perković », proscrivant toute extradition pour les crimes et délits antéreurs à 2002. « Le but réel de la loi », constate le professeur Joseph Krulić, « était d’éviter l’extradition d’un seul homme, qui a successivement servi dans les services secrets de la Yougoslavie titiste et de la Croatie indépendante du président Tudjman. »(25)

Josip Perković (à gauche) et Zdravko Mustač,(à droite) au tribunal en Bavière.

Face aux pressions croissantes de Berlin et Bruxelles, il fallut toutefois céder et le 1er janvier 2014, Josip Perković fut enfin arrêté. Extradé le 24 janvier, il fut rejoint par Zdravko Mustač et les deux hommes comparurent bientôt devant un magistrat de Munich. Défendus par Anto Nobilo, un avocat de leur bord,(26) les inculpés écopèrent, en août 2016, de la perpétuité. Trente-trois ans après, justice était enfin rendue au malheureux Stjepan Đureković.

Inertie française

En France – où Tito demeure grand-croix de la Légion d’honneur et de l’Ordre national du mérite – pas de vieille rancune de ce type ! Les affaires sont prescrites et les dossiers fermés à double tour. On ne cherche pas à savoir et personne n’a manifesté le moindre désir d’entendre Perković et Mustač ou d’autres vétérans du SDS au sujet des crimes d’autrefois. Désormais à la retraite, les fourbes et les lâches peuvent dormir sur leurs deux oreilles, on ne viendra pas gacher leur sinécure. Même les tueurs patentés et les mouchards les plus maléfiques peuvent profiter en toute quiétude de leurs vieux jours : personne hormis le diable ne viendra les tirer par les pieds. Envers les vieux communistes et les anciens « Yougoslaves », la France a toujours eu de coupables indulgences…

Notes

(19) Il est décédé, de mort naturelle et dans son village d’Ograđenik (Herzégovine), le 28 juillet 2002.

(20) La Yougoslavie ayant obtenu l’interdiction sur le territoire français des activités du Mouvement de libération croate (HOP), les membres de cette organisation s’étaient regroupés au sein de l’Union des Croates de France (UHF), association de droit français.

(21) Cette union syndicale était étroitement liée à la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens).

(22) L’analyse aurait peut-être révélé la « signature » des artificiers de l’Institut pour la sécurité (Institut za bezbednost) du général Jovo Popović…

(23) Voy. Vlatko Marić (dir.), La diplomatie croate : du VIIIe siècle à nos jours, L’Harmattan, Paris, 2023, p. 278.

(24) Ancien cadre dirigeant de l’industrie pétrolière yougoslave (INA), Stjepan Đureković fut abattu de plusieurs balles de 7,65 et 22 LR, et achevé d’un coup de hache sur la tête…

(25) Voy. Vlatko Marić (dir.), La diplomatie croate : du VIIIe siècle à nos jours, L’Harmattan, Paris, 2023, p. 316.

(26) Avant de devenir avocat, Anto Nobilo, fils d’un membre de l’UDBa, fut entraîneur et arbitre de taekwondo (il est 8e dan) et procureur [il a même requis contre Andrija Artuković (1899-1988), l’ancien ministre oustachi que les USA livrèrent aux communistes en février 1986].

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