22 novembre 2023

Crimes yougoslaves : oubli, connivence, impunité – (deuxième partie)

Par Euro Libertes

par Christophe Dolbeau

 

Illustration :  Blason de l’État indépendant croate (NDH) entre 1941 et 1945, surmonté du « U » de l’Oustacha. Les milieux nationalistes croates utilisent toujours le damier à premier carré blanc (celui qu’utilisait Ante Pavelic et celui qui figure sur le toit de l’église St Marc à Zagreb). Le damier officiel actuel, à premier carré rouge, est le même qu’utilisaient les communistes sous Tito…

 

Retour sur Bruno Bušić

Plus rarement frappée que l’Allemagne car accueillant bien moins d’émigrés politiques et économiques « yougoslaves », la France a néanmoins été, elle aussi, le théâtre de plusieurs opérations du SDS. Des réfugiés politiques croates ont soudain disparu ou ont été abattus, et aucune affaire n’a jamais vraiment été résolue…

En guise de première illustration, revenons sur le cas de Bruno Bušić que nous avons déjà brièvement évoqué plus haut. Arrivé de Londres et en route pour Amsterdam, le journaliste a d’abord passé quelques jours en compagnie d’un ancien condisciple (Ivo Paparella), de quelques relations (Marie-Emmanuelle Leroy, Michèle Kepsy-Backman, Isabelle Semon) qui l’ont hébergé, et de ses amies Nathalie et Chantal Adnet. Essentiellement français, ce premier cercle ne présentait a priori aucun danger et tout s’est d’ailleurs bien passé. Bien qu’il fût, dans la vie courante, constamment épié par divers mouchards du SDS, dont les agents « Putnik » (un musicologue et chef d’orchestre) et « Oskar », il est fort possible que ceux-ci aient ignoré où il résidait lorsqu’il séjournait à Paris. Quoi qu’il en soit, le péril venait d’ailleurs, et plus précisément des rangs de l’émigration croate parisienne au sein de laquelle le SDS comptait nombre de collaborateurs.(10)

Venu préparer une importante réunion du Conseil national croate (Hrvatsko narodno vijeće ou HNV), Bruno Bušić devait impérativement rencontrer plusieurs membres de la communauté et du mouvement : il était donc inévitable que le SDS fût averti de sa présence, et très peu probable que le renseignement français (DST et RGPP) n’en fût pas lui aussi avisé. On sait en tout cas que le journaliste a donné plusieurs rendez-vous au café Le Petit Cluny (boulevard Saint-Michel) et on sait avec qui il s’est entretenu. On sait notamment qu’au nombre de ses interlocuteurs figuraient des éléments fort douteux et que la sécurité française ne pouvait aucunement manquer de tenir à l’œil, comme ce patron d’un bar de la Porte Saint-Martin dont tout le monde se méfiait depuis toujours. Il y avait aussi et surtout Neven Baričević, figure influente et respectée de l’émigration anticommuniste (11), dont une commission d’enquête croate (12) affirmera plus tard qu’il travaillait pour le SDS (Centre de Split), sous le pseudonyme de  « Marko » (13)…

Bruno Bušić à Paris.

À compter du 14 octobre, Bruno Bušić a changé de domicile et s’est installé chez un compatriote de confiance, Petar Brnadić, qui demeurait rue de Belleville. De cette nouvelle adresse, il a probablement fait part à « Marko » ou quelque autre cafard, et la machine à tuer s’est aussitôt mise en marche. Elle a fait vite puisque les tueurs étaient à l’affut dès le 16 au soir. Au passage, on peut se demander comment ils savaient, à 23h, que leur cible allait arriver, qu’elle n’était pas déjà couchée ou n’avait pas décidé d’aller dormir ailleurs. Il faut nécessairement que quelqu’un de bien informé et de très proche du journaliste les ait précisément renseignés (et à l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable) car il eut été très imprudent pour eux de traîner trop longtemps dans le secteur, au milieu de la nuit et armés (14).

On apprendra ultérieurement que dans les jours qui précédèrent l’attentat, au moins sept cadres supérieurs du SDS – deux responsables fédéraux (Stanko Čolak, Mićo Marčeta), trois responsables nationaux (Maks Manfred, Srećko Šimurina, Đuro Lukić), et les chefs des centres de Rijeka et Split (Jerko Dragin, Blagoje Zelić) – se trouvaient comme par hasard à Paris. Apparemment, leur venue (avec passeports diplomatiques pour certains) n’avait pas attiré l’attention des services français, pas plus que la coïncidence avec l’assemblée d’Amsterdam et le séjour dans la capitale de Bruno Bušić. Grosse défaillance ou distraction délibérée, à vous de juger…

Toujours est-il que le piège du SDS s’est bel et bien refermé sur le malheureux Bruno qui a succombé, le 16 octobre vers 23h15, aux balles tirées sur lui par un quidam qui ne sera jamais identifié (15). Diligentée par le juge Guy Joly, l’enquête fut confiée à un policier réputé, le commissaire Marcel Leclerc (1935-2018), chef adjoint de la brigade criminelle, mais les investigations n’aboutirent jamais. Petar Brnadić et son gendre (Stojan Rašić) furent bien entendu auditionnés, tout comme l’agent « Marko » ou encore l’ensemble des relations françaises et des contacts croates du défunt, mais ces procédures n’amenèrent aucun résultat tangible. On ne s’intéressa pas vraiment aux agents « yougoslaves » que nous avons mentionnés et c’est à peine si l’on nota sommairement le passage à Orly d’un certain Josip Petričević, domicilié à Belgrade et inspecteur de police de son état. En fait, rien de très sérieux ne fut réellement entrepris pour élucider le complot, et le dossier fut définitivement clos le 18 juin 1982.

Après la restauration de l’indépendance croate, les autorités de Zagreb organisèrent le rapatriement solennel de la dépouille mortelle du journaliste. Il y eut, le 15 octobre 1999, une veillée funèbre, suivie le lendemain d’une inhumation en grande pompe, dans l’Allée des Héros du cimetière Mirogoj où l’État fit ériger un imposant monument funéraire. Reste que l’on se garda bien d’ouvrir certaines archives, d’identifier publiquement et d’inculper commanditaires et exécutants de ce crime qui, à ce jour, demeure donc impuni.

Les premières victimes

Si le cas de Bruno Bušić est à juste titre tenu pour emblématique, il n’est, hélas, pas le seul, et de nombreux autres homicides ou enlèvements politiques sont venus endeuiller la communauté croate de France entre 1945 et 1990. La toute première victime du service secret yougoslave (qui s’appelait encore l’UDBa) fut probablement Zlatko Milković qui disparut soudain à la fin de l’année 1946 ou au début de 1947, et dont on n’entendit plus jamais parler. Âgé de 35 ans, ce réfugié avait occupé le poste d’attaché culturel à l’ambassade berlinoise de l’État indépendant croate (NDH) avant de trouver asile en France à la fin de la guerre. Journaliste, romancier et nouvelliste de talent, traducteur de Romain Rolland, il fut vraisemblablement enlevé et assassiné car la nouvelle Yougoslavie communiste cherchait à tout prix à décapiter l’opposition et les élites croates. L’enquête de police n’aboutit à rien et l’affaire tomba vite dans l’oubli.

Zlatko Milkovic.

Ce fut ensuite en 1963 que les sbires de Tito frappèrent une seconde cible. Le 30 janvier de cette année-là, ils procédèrent en effet à l’enlèvement de Zvonimir Kučar, un ancien capitaine de l’armée yougoslave, qui avait rallié l’un des groupes les plus radicaux de l’émigration nationaliste. Ramené de force en Yougoslavie, l’officier serait mort dans une prison de Rijeka. Cette fois encore, les policiers français échouèrent à résoudre l’affaire. On parla vaguement de l’implication de deux individus qui avaient soudainement quitté Paris où ils passaient pour des agents de l’UDBa, mais on ne creusa pas plus loin et la page fut tournée.

Deux années plus tard, nouvelle opération des Yougoslaves sur le territoire français. Cette fois, la victime, âgée de 31 ans, se nommait Geza Pašti et arrivait d’Australie où elle animait la Fraternité révolutionnaire croate (HRB). De passage à Nice, ce visiteur était descendu dans un hôtel de la rue d’Angleterre d’où il s’absenta inopinément le 17 juillet 1965 après avoir reçu un appel téléphonique, peut-être de sa petite amie. On ne le reverra jamais. L’hypothèse la plus fréquemment avancée est qu’il aurait été piégé, kidnappé et emmené en Yougoslavie, à l’initiative du centre d’Osijek du SDS. Le bruit courut plus tard qu’il aurait refusé de coopérer avec ses ravisseurs, qu’on l’aurait donc éliminé puis discrètement inhumé dans une forêt de la Fruška gora. Selon d’autres sources, il aurait été abattu près de Nice et son corps jeté à la mer. Bien que la résidence des réfugiés politiques y fût strictement contingentée, la ville de Nice hébergeait à cette époque une communauté très active d’expatriés croates. Les bons patriotes y étaient nombreux mais les mouchards et « suradnici » du SDS également. On apprendra même un jour que derrière l’une des figures majeures du mouvement nationaliste local se cachait l’agent « Miloš ». Quoi qu’il en soit, l’enquête, comme dans les cas précédents, n’aboutit pas. La malchance continuait inexpliquablement à frapper la police française…

Dinko J., au centre Nedjeljko Mrkonjić et à droite Ante Znaor.

Cette persistante « déveine » policière devait à nouveau se manifester à l’occasion de l’affaire suivante qui survint trois ans plus tard. Le 6 avril 1968, en effet, des promeneurs découvraient dans un bosquet de Ris-Orangis le cadavre d’un homme atteint de plusieurs balles et coups de couteau. L’individu fut rapidement identifié : il s’agissait de Nedjeljko Mrkonjić, 33 ans, un réfugié politique croate très actif dans les cercles anticommunistes. Membre du Mouvement de libération croate (HOP) et peut-être aussi de la Fraternité révolutionnaire croate (HRB), Mrkonjić fut probablement « signalé » au SDS par une taupe. On apprit bien plus tard et grâce aux révélations de l’ancien patron du SDS de Split (Blagoje Zelić) que cette taupe n’était autre que l’agent « Lazo » qui gravitait dans l’entourage de Mrkonjić. Originaire de Slivno, ce « Lazo » agira aussi sous les pseudonymes de « Šimun » et « Šime » : œuvrant de concert avec son frère (alias « Đorđe »), il causa d’énormes dégâts (16).  Cela dit, les limiers de la PJ parisienne furent une fois encore tenus en échec et cet homicide sombra vite dans l’oubli. En avril-mai 1968, la police avait autre chose à faire, et personne en France ne s’intéressait vraiment au triste sort d’un modeste ouvrier croate…

Très zélé, l’agent « Lazo » ou « Šime » n’allait pas en rester là. Profitant de sa bonne couverture au sein du milieu nationaliste, il s’en prit dans la foulée à deux autres militants dont il était proche : Ante Znaor, 31 ans, et Josip Krtalić, 26 ans. Il convainquit d’abord les deux hommes d’organiser un attentat contre le consulat yougoslave de Trieste puis le 15 août 1968, flanqué d‘un acolyte, il gagna avec eux la cité italienne. Le lendemain, les quatre hommes garèrent leur voiture, une Opel Rekord, dans une rue du centre ville et sous un prétexte quelconque, « Šime » et son collègue quittèrent le véhicule qui ne tarda pas à exploser, tuant sur le coup Znaor et Krtalić. La presse locale parla de terroristes déchiquetés par leur propre bombe et « Šime » et son comparse regagnèrent discrètement la France où ils ne furent jamais inquiétés. Opération réussie pour le SDS. Les deux victimes venant de Paris, la police française fut bien sûr sollicitée, mais ne jugea pas utile de mettre la pression sur « Šime » qu’il était décidément bien dangereux de fréquenter…

Conforté par l’étrange immunité dont il semblait bénéficier, l’agent « Šime » continua donc à sévir contre ses compatriotes. En 1972, il s’en prit cette fois à un certain Ivica Krnjak, 30 ans, qu’il tenta de convaincre d’enlever un diplomate afin d’obtenir la libération de l’écrivain Mirko Vidović alors détenu en Yougoslavie. Rien ne se fit mais il dénonça tout de même sa prétendue « recrue » à la police française et la signala au SDS, tant et si bien que lorsque l’intéressé (qui n’était pas réfugié politique) rendit visite à son frère, en Yougoslavie, il fut arrêté, soumis à la torture (chimique) durant dix-huit semaines, et condamné à douze ans de prison (17). Jamais à court de cibles, « Šime » s’attaqua ensuite à Nikica Vidović (18) qu’il incita lui aussi à commettre un attentat contre l’ambassade yougoslave de Paris. Habilement manipulé, le jeune homme se vit confier une machine infernale. Le 23 décembre 1972, il descendit dans les toilettes d’une brasserie pour amorcer l’engin qui explosa instantanément en lui arrachant les bras ! Mêlé d’assez près, disait-on à l’époque, à cette triste histoire, le très chanceux « Šime » ne fut cependant pas ennuyé par les autorités et put tranquillement poursuivre ses méfaits. Étonnant, n’est-ce pas ?

Notes

(10) Le Dr Wollfy Krašić fait même état d’un agent, nom de code « Viki », au sein de la police parisienne – voy. « Služba državne sigurnosti socialističke republike hrvatske potkraj 1970-ih i početkom 1980-ih », Zbornik Janković, vol. III, n° 3, 2018, pp. 355-387 (ici p. 379). Ajoutons que le SDS de Bosnie-Herzégovine, notamment les centres et délégations de Mostar, Livno, Široki Brijeg et Brčko, possédait également des informateurs et agents en France.

(11) mais qui avait, paraît-il, exercé des responsabilités au sein de la Défense territoriale (Teritorijalna Obrana – TO) de la région de Zadar, avant d’émigrer…

(12) Komisija za utvrđivanje ratnih i poratnih žrtava – Vijeće za utvrđivanje poratnih žrtava komunističkog sustava ubijenih u inozemstvu. Présidée par le député Vice Vukojević, cette commission s’est réunie entre le 28 avril 1992 et le 15 septembre 1999 et a notamment enquêté sur les crimes commis par le régime communiste contre les émigrés croates.

(13) Il paraît juste de signaler que la famille de Neven Baričević conteste absolument les affirmations de la commission d’enquête.

(14) Ils ont d’ailleurs été aperçus par un habitant de l’immeuble, M. Pierre Carnajac.

(15) Plusieurs individus ont été soupçonnés, notamment Petar Gudelj, alias « Florijan », qui a précipitamment quitté Paris pour se réfugier en Yougoslavie, ainsi que Jozo Miloš, un déserteur de la Légion étrangère, qui a été mystérieusement abattu en avril 1979, dans la région de Cologne. Accusé lui aussi, le tueur professionnel Vinko Sindičić, alias « Pitagora », a finalement été acquitté par la justice croate.

(16) Plusieurs fois mis en cause par la Commission d’enquête du député Vukojević (voy. note 15), ces agents ont été formellement identifiés (15 janvier 1992) comme les frères Dinko et Ivan J. par leur ancien officier traitant, Blagoje Zelić – voy. Glasnik hrvatskoga uljudbenog pokreta, God. I, broj 20 – 9. kolovoza 2008, p. 6. De son côté, le journaliste d’investigation Bože Vukušić les a maintes fois nommés dans ses ouvrages (notamment Tajni rat Udbe protiv hrvatskoga iseljeništva, Zagreb, 2002). Très fréquemment mentionnés depuis plus de vingt ans par la plupart des media croates (journaux, revues, livres, sites Internet, télévisions), ils ne semblent pas avoir apporté le moindre démenti.

(17) Voy. M. Vidović, « La Yougoslavie falsifie la France ? », Matoš, n° 6/1986 (novembre-décembre), pp. 3-6 (ici p. 4).

(18) Sans lien de parenté avec l’écrivain Mirko Vidović (1940-2016), lui aussi victime du SDS.

Partager :