Avec son Théâtre [in]complet, Philippe Pichon part en guerre contre le mythe du nouveau
Au XIXe siècle, dans une page d’une fulgurante intuition, Baudelaire avait sans doute pressenti la fatale impasse d’une modernité dont il était lui-même le promoteur : « Le monde va finir, écrivait-il dans Mon cœur mis à nu. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire (…). La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs .»
Extinction du « spirituel »et terrorisme du « mécanique », faillite du mythe progressiste des Lumières et déploiement de la barbarie à visage humain (selon l’expression de Bernard-Henri Lévy, jamais avare en formules prêtes-à-penser), voilà bien des constats qui vont conduire penseurs et écrivains des années 70-80 à s’interroger sur le sens même de la modernité et, pour certains, à réclamer la nécessaire émergence d’une post-modernité.
Ce mot lui-même, venu des États-Unis et de l’architecture, est en soi paradoxal en ce qu’il suppose une sorte de repli ou de régression, d’une modernité qui, par étymologie et nature, s’affirmait au contraire dans une dynamique de l’avant et du nouveau. Pourtant, quand vient l’heure du retrait du « nouveau théâtre » ou de la « nouvelle critique », relayés dans les médias par de contingentes répliques — « nouvelle cuisine » ou « nouveaux philosophes » —, c’est bien que nous sommes entrés dans l’âge d’une crise du « nouveau » en tant que valeur, et plus encore de l’avant-garde en tant que pratique.
La postmodernité désignerait donc, dit Philippe Pichon, cet épuisement même du mythe du nouveau, des philosophies de l’histoire et des idéologies qui l’ont structuré et véhiculé. Coïncidant avec ce qu’on appelle encore la société post-industrielle, elle signifierait le renoncement à l’optimisme technologique et téléologique qui, depuis Hegel, Comte et Marx, nourrissait la vision d’un monde qu’il fallait en permanence « changer ».
Si le propos sur la crise du « nouveau », les précarités de la post-modernité comme valeur et les idéologies en péril n’est pas inédit, Philippe Pichon l’habille ici d’une impressionnante culture littéraire. Tournant le dos aux doctrines, aux systèmes critiques et aux partis-pris (quoi que…), cet écrivain de la génération post-moderne fait dès lors, de l’éclectisme et de la diversité historique, des valeurs fondamentales. Pratiquant avec discernement et fantaisie l’art de la citation détournée, de la réappropriation des signes et des formes de la tradition, il les réinvestit de la vigueur et saveur du présent.
Au théâtre surtout, écrit l’auteur, la post-modernité se signifie sans doute à travers le retour des metteurs en scène, traitant le texte classique comme la création la plus contemporaine avec tous les moyens que réclame le plaisir de voir et d’entendre, ceux de la tradition « cour et jardin » comme ceux de l’actualité des lasers et lumières noires.
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De la Seconde Guerre, plus évidemment mondiale que celle de 14, date sans doute, pour des raisons d’abord historiques, puis géo-culturelles, le décloisonnement de notre littérature, dans le contexte d’une histoire des mentalités et des idées qui s’internationalise. Après le nécessaire repli sur son socle de « résistance », la littérature française des années 50-70 (et singulièrement son théâtre) se trouve en effet confrontée à une crise des croyances, des idéologies et des comportements qui affecte tout l’Occident et s’explicitera plus spectaculairement en France autour de 1968. À l’heure de l’épanouissement des sciences humaines, les grands genres (roman, poésie, théâtre) se profilent ainsi de manière insolite — « nouveau théâtre », « nouvelle critique » — pour dire le paradoxal effacement de l’Homme, conter sa crise d’identité et mimer celle de son langage, guetté, nous dit Philippe Pichon, par la dissolution et l’insignifiance.
« Babélisation », « uniformisation », « mondialisation », les expressions bientôt ne vont pas manquer pour décrire les menaces pesant sur une culture qui s’éloigne fatalement, au temps des média planétaires, de ses valeurs et traditions authentiques. La modernité, cernée par cette défaite de la pensée (Finkielkraut), est-elle condamnée à se réfugier, notamment au théâtre, dans une post-modernité précaire ? Le fossé semble bien s’élargir entre une littérature confidentiellement appréciée et une littérature « apostrophée », primée, « tête-de-gondolisée », multipliée par les effets de « poche » ou de best-sellers, qui ne rencontre plus que rarement la première. Tout doit-il se passer, s’interroge Pichon, comme si notre société duale devait finir par secréter une littérature elle aussi à deux vitesses, où la plus « rapide » (celle du « boulevard » et du « théâtre de gare ») serait définitivement victorieuse ? Les choses sont loin d’être aussi simples, avertit Pichon, et le récent triomphe d’un dramaturge difficile et metteur en scène exigeant, xxxxxx, montre assez que les fossés n’existent que pour être franchis.
« Décloisonnement », « combinatoire », ces mots-clés de notre condition post-moderne (Jean-François Lyotard) trouveraient encore écho dans les effets « trans-idéologiques » induits par des phénomènes littéraires et sociologiques aussi différents que ceux de « l’écriture-femme », de la francophonie ou du boom littéraire de « la marge » (bande-dessinée, romans policiers, récits de science-fiction). Toutefois, ces mêmes effets témoignent peut-être de la précarité de la post-modernité elle-même, dans l’espace littéraire comme dans l’ensemble du champ des représentations. Le renoncement à la critique, l’abandon des idéologies, le culte du « anything goes » (« tout convient »), ne sont-ils pas les symptômes d’une défaite de la pensée (Alain Finkielkraut), d’une dilution dans ce que Lipovetsky appelle l’ère du vide ?
À une vingtaine d’années passées du troisième millénaire, la « décadence » n’est peut-être plus ce qu’elle était au tournant du siècle et la défaite de la littérature (et du théâtre en particulier) moins certaine qu’il n’y paraît. Et si au contraire, souligne Philippe Pichon, c’était lui, le théâtre, qui « résistait » le mieux — mieux que la musique, mieux que le cinéma notamment — à la grande subversion télémédiatique ? La question mérite d’être réfléchie avec une ardeur au moins égale à celle que les dramaturges d’aujourd’hui apportent à écrire les œuvres authentiques de notre présent.
N’obéissant plus à une volonté de fonctionnalisme ou d’avant-garde, l’œuvre littéraire préfère-t-elle entremêler les styles et les genres pour instaurer une sorte d’éclectisme, invitant en priorité son lecteur à interroger la faillite des idéaux qui animèrent le monde « moderne » ? Avec son Théâtre [in]complet, dans une langue riche et travaillée, par un propos documenté voir savant, Philippe Pichon interroge la précarité du post-moderne et démontre, entre fragilité et résistance des Lettres françaises, que le théâtre est peut-être le genre littéraire qui s’en sort le mieux.
Philippe Pichon, Théâtre [in]complet, éd. Vibration, 2025.
L’auteur sera en dédicace les 26 et 27 décembre 2025 à « La Librairie éphémère », à Coulommiers. Pour tout renseignement sur cet évènement : https://www.facebook.com/LaLibrairieEphemere.Coulommiers/
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