Hergé, le voyageur immobile
Entretien avec Francis Bergeron, auteur de Hergé, le voyageur immobile, éditions Dualpha, collection « Bédésup ».
(Propos recueillis par Fabrice Dutilleul).
Quelles circonstances vous conduisent à rééditer l’ouvrage que vous aviez consacré, en 2015, à la géopolitique et aux voyages de Tintin ? Un besoin de le mettre à jour ?
C’est tout simplement parce qu’il était épuisé depuis un bon moment, et que c’est un livre qui m’était souvent demandé. Pol Vandromme, avec son essai, Le Monde de Tintin, paru en 1959, a été un authentique précurseur. Il a su identifier chez le dessinateur de bandes dessinées s’adressant à un public d’enfants, la marque du génie, et il a su nous en convaincre.
Depuis lors, l’œuvre a été disséquée dans tous les sens. Elle n’a plus besoin d’être défendue, sa valeur artistique est reconnue dans le monde entier.
Mais l’un des aspects les plus passionnants du travail d’Hergé est tout ce qui touche à ce que j’appellerais la géopolitique de Tintin, qu’il est intéressant de compléter par ce que l’on sait de la culture géopolitique de Hergé, et de celle de son directeur de conscience, l’abbé Norbert Wallez. Ce dernier, qui dirigeait le grand quotidien catholique bruxellois Le XXe siècle, était d’ailleurs un authentique spécialiste des questions géopolitiques de son temps. Il y a consacré des études très sérieuses et bien documentées. Ce prêtre était très fort, et il a beaucoup contribué à former Hergé sur ce plan. C’est l’abbé Wallez qui « force » Hergé à envoyer Tintin en URSS, puis au Congo belge. C’est l’abbé Wallez qui pousse Hergé à imaginer un héros qui serait un jeune reporter, et pas un personnage zoomorphe, avec une truffe noire.
Que faisait un reporter dans les années 1930 ? Il parcourait le monde. C’est bien pourquoi les 24 albums de Tintin (dont un, inachevé) nous conduisent dans une foule de pays.
Et il est amusant de voir comment Tintin (donc Hergé) décrit ces pays, leurs mœurs, mais aussi les contextes politiques et géopolitiques de ces années 1930 à 1980. On s’aperçoit qu’Hergé a largement puisé dans l’actualité politique de l’époque, qu’il fait participer ses héros aux enjeux et aux péripéties du moment, mais qu’il ne les a jamais entraînés dans des causes douteuses malgré le fait que le XXe siècle ait été l’époque des plus grands et des plus mortifères totalitarismes.
Mais ce thème de la géopolique d’Hergé, bien d’autres ouvrages l’ont abordé. Qu’est-ce qui distingue le vôtre de la masse des études ayant évoqué cet aspect de son œuvre ?
Disons que je n’ai pas les œillères qui conduisent certains exégètes à passer sous silence telle ou telle partie de l’œuvre de Hergé, ou à en déformer le sens, ou encore à jeter quelques anathèmes bien dans l’air du temps sur son prétendu racisme à cause du côté paternaliste de Tintin au Congo, sur son « obsession anticommuniste » du fait de Tintin au pays des Soviets, ou encore sur son goût pour les têtes couronnées des monarchies héréditaires d’Europe centrale.
Un exemple ? Le dictateur de Bordurie s’appelle Müsstler. Les exégètes conformistes nous expliquent qu’il s’agit d’une contraction de Mussolini et Hitler. Mais il est plus probable qu’Hergé avait imaginé ce nom à partir des trois premières lettres de Mussolini, des deux premières de Staline et des trois dernières de Hitler. Certes, plus personne ne fait de Staline un sympathique « petit père des peuples », mais il existe encore des gens qu’indispose l’idée qu’on puisse mettre Staline dans le même panier que les deux autres. Hergé, lui, le faisait.
Vous évoquez aussi des épisodes personnels de votre vie, qui découlent selon vous de l’influence de la lecture de Tintin…
Étudiant, j’ai été arrêté en URSS, avec mon ami Jacques Arnould, parce que nous acheminions clandestinement de la littérature interdite. Il est vrai que nous nous étions pris pour Tintin, et que nous rêvions d’exploits comme ceux de Tintin au pays des soviets. Toujours avec Jacques Arnould, mais avec d’autres amis encore, nous étions partis l’année suivante pour combattre au sein des forces libanaises chrétiennes. Là aussi, l’influence de la lecture de Tintin au pays de l’or noir ou de Coke en stock était sensible. Un peu plus près de nous, en 1998, je suis parti avec le romancier ADG à Anjouan, île qui venait de proclamer son autonomie par rapport aux Comores… dans le but d’être recolonisée par la France ! Un extraordinaire pied de nez au « sens de l’histoire » ! Nous avons vécu là-bas une aventure qui, par bien des côtés, rappelait Tintin au Congo.
Je ne serais pas étonné que, si vous interrogiez Patrice Franceschi ou Sylvain Tesson, ils vous parlent de la place des albums de Tintin dans leur passion pour l’aventure.
Mais pourquoi ce titre, Hergé, voyageur immobile ?
C’est le grand paradoxe : Hergé a fait voyager son héros dans le monde entier et jusque sur la lune, mais son créateur était un personnage extrêmement casanier. Il expliquait : « Je voyage par personne interposée… oui ! En réalité, je ne suis pas un très grand voyageur, car pour dessiner il me faut être à ma table de travail… et comme j’ai toujours beaucoup travaillé, j’étais rivé à ma table ! Donc… »
Entre son lieu de naissance, à Etterbck, dans les faubourgs de Bruxelles, jusqu’au vieux cimetière de Dieweg à Uccle, où il repose, également dans les faubourgs de la capitale belge, la distance n’est que de quelques kilomètres…
Hergé, le voyageur immobile, Francis Bergeron,éditions Dualpha, collection « Bédésup », 162 pages, 21 euros. Pour commander ce livre, cliquez ici.
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