16 août 2017

Populisme antique : réalité ou fiction (01)

Par Bernard Plouvier

Au lendemain de la Grande Guerre, Max Weber (dans le premier tome d’Économie et société, paru de façon posthume en 1922) avait opposé très schématiquement les États modernes, fondés sur des lois et des règlements précis, aux États traditionnels, dits d’Ancien Régime, fondés sur l’organisation en ordres ou castes et leur droit coutumier. Comme toujours chez Weber, la documentation historique était misérable et la réflexion un peu courte.

On rencontre, en effet, des attitudes féodales aussi bien dans les grandes entreprises que dans les partis politiques et les cabinets ministériels ou présidentiels contemporains. En outre, l’attribution des postes au sein des États modernes est biaisée par un nombre ahurissant d’ascenseurs sociaux : népotisme, franc-maçonnerie, préférence politique, ethnique ou communautaire, « promotion canapé », soit autant de ségrégations positives parfaitement ignobles.

Enfin, le triomphe du capitalisme, de 1830 à l’entre-deux-guerres, puis à partir de 1945 dans tous les pays au mode de vie occidental, enfin dans toutes les cibles de la globalo-mondialisation, entretient une haine des classes sociales (fondées sur le niveau de richesses, sans abolir les privilèges de castes fondées sur les communautés familiales, religieuses ou ethniques).

À l’inverse, les États populistes sont moins arbitraires dans la dévolution des postes publics, lorsque le titulaire du Pouvoir instaure une authentique méritocratie, dont la base fondamentale demeure le concours, principe admis dès l’Antiquité par la société chinoise, sous l’influence de Confucius.

Que les membres de la noble corporation des historiens universitaires et académiques acceptent de le reconnaître ou non importe peu : depuis que des chroniqueurs ont rapporté l’histoire de leur époque, alternent des régimes aristocratiques (fondés sur l’esprit de caste), des régimes ploutocratiques (fondés sur la hiérarchie des fortunes privées) et des régimes où importe surtout la valeur personnelle. On va tenter de le démontrer.

Solon fut le fondateur de la « démocratie » athénienne, c’est bien connu. Ce qui l’est moins, ce sont les menus détails du régime dont il a posé les fondations.

Il est indéniable qu’en la première moitié du VIe siècle, la réforme de Solon, dictateur (c’est le mot employé par Aristote in Les constitutions d’Athènes) issu de l’aristocratie, apporta aux citoyens d’Athènes l’égalité (théorique) devant la loi. Mais il instaura un système censitaire, excluant des magistratures les petits paysans, les artisans et les petits commerçants. Comme seule mesure favorable au peuple, Solon interdit de gager les prêts par les personnes.

Ayant gouverné au mieux des intérêts de sa caste, il introduisit une totale liberté de tester et se retira, couvert de louanges par les chroniqueurs, tous issus de l’aristocratie… tandis que les Athéniens du bas peuple continuèrent de souffrir.

Aristote l’affirmait (in Politique et Les constitutions d’Athènes), quelques honnêtes auteurs modernes l’ont confirmé : les « démocraties » grecques, du VIe siècle avant J.-C. jusqu’à la conquête de la Grèce par les rois macédoniens au IVe siècle, ne furent que des ploutocraties – soit un gouvernement organisé par les plus riches des citoyens, pour le maintien de leurs intérêts et de leur position privilégiée.

Toutes les cités grecques antiques, une fois terminée la période monarchique, sont passées au régime censitaire. Ce sont la richesse et l’impôt payé en temps de guerre qui fixent les classes de citoyens (il en existe quatre en Athènes), permettant ou non l’accès aux charges publiques, les pauvres en étant exclus de fait : on les juge « vénaux et corruptibles » (Platon et Aristote en font foi).

En outre et n’en déplaise aux écrits enthousiastes de modernes commentateurs, hypocrites ou fort mal documentés, l’humanisme n’est pas vraiment ce qui définit le système politico-social de la Grèce « démocratique ». Non seulement, les esclaves, fort nombreux, sont considérés comme des choses et non comme des êtres, mais l’esclavage est jugé « naturel » par les philosophes, tel Socrate (in Phédon, 6). Au Ve siècle, en la seule ville de Corinthe, vouée au négoce maritime, on dénombre 460 000 esclaves. À cette époque, seuls parmi les Grecs, les Athéniens interdisent de tuer un esclave par simple caprice : cela suffit à les faire passer auprès des citoyens libres des autres cités pour de dangereux révolutionnaires.

Objectivement la corruption règne en maîtresse dans les plouto-démocraties et la société est plus ouverte à Sparte qu’en Athènes, à Thèbes ou à Corinthe… soit l’inverse de ce que radotent les sectateurs modernes de Dame Démocratie.

En – 451, Périclès régnant en Athènes, l’État (les villes d’Attique et leur zone rurale) compte approximativement 42 000 citoyens mâles et 20 000 métèques, des hommes libres nés hors de l’État et dont les fils ne peuvent devenir citoyens. Un métèque jouit du droit de résidence, mais, à la différence des citoyens, il peut être soumis à la torture judiciaire et son éventuel meurtrier, s’il est un citoyen athénien, n’est condamné qu’à l’exil. En comptant femmes et enfants, ces deux catégories d’êtres libres représentent environ 200 000 individus, tandis que l’on dénombre 300 000 esclaves… et l’on évoque, ici, la « mère des démocraties ». Nos universitaires se moquent réellement du monde.

Depuis des siècles, les historiens nous rebattent les oreilles de l’opposition irréductible entre Athènes et Sparte, alors qu’il s’agit seulement d’une divergence d’intérêts entre une cité vouée au négoce maritime et une autre, terrienne.

Au Ve siècle, l’État de Sparte compte environ 5 000 libres citoyens (15 000 à 20 000 personnes en comptant femmes et enfants), 50 000 périèques, au statut comparable à celui des métèques athéniens, et environ 200 000 hilotes ou esclaves. Tous les citoyens sont égaux en droit et le roi n’est que le stratège héréditaire. Un adolescent de ce milieu incapable de servir dans l’armée est déchu de sa citoyenneté et devient périèque, tandis qu’un fils de périèque ou un fils d’hilote capables de se battre accèdent, après une campagne guerrière, au statut de citoyen : la société spartiate est infiniment plus ouverte que celle de la « mère des démocraties. »

Le système politique d’Athènes « au siècle de Périclès » est, à y regarder de près, fort corrompu et malhonnête. Le quorum à l’assemblée du peuple, pour les décisions les plus lourdes de conséquences, est de 6 000 citoyens, et il est rare que dans ces assemblées générales, où n’importe quel citoyen peut prendre la parole, ces assemblées tant enviées des révolutionnaires au cours des millénaires suivants, réunissent plus de 3 000 hommes ayant le droit de voter. Les seuls magistrats d’importance, les dix stratèges, monopolisent l’essentiel des pouvoirs civils (notamment financiers) et militaires ; obligatoirement tirés des deux classes les plus riches, ils sont rééligibles : Périclès est réélu 15 années de suite.

L’historiographie conventionnelle présente Périclès comme un profond penseur politique, dirigeant d’une main ferme sa cité, refusant de se mêler au peuple par l’effet d’une digne réserve d’homme d’État. On peut le juger de façon un peu moins douce et le considérer pour ce qu’il fut : un démagogue et un menteur, flattant en coulisses les citoyens les plus réputés pour leur éloquence populacière ou même achetant des votes, édifiant une république oligarchique fondée sur l’antagonisme savamment dirigé des classes sociales, le racisme – le mariage est interdit entre Grecs et Barbares (les autres peuples) –, le sexisme et le chauvinisme les plus étroits. Ayant imposé son devin personnel, Lampon, à la direction du culte de la Cité, Périclès dispose en permanence du « soutien des dieux » pour mener à bien ses projets.

Cerise sur le gâteau, il n’hésite pas à ordonner l’extermination de la population mâle de l’île de Mélos en – 416, les femmes et les enfants étant réduits en esclavage, pour l’avoir irrité, s’il faut en croire Thucydide (in La guerre du Péloponnèse)… habituellement, ses nobles guerriers se contentaient de couper la main droite de leurs prisonniers de guerre.

Sous Périclès, l’enseignement des jeunes aristocrates (ce sont les seuls à bénéficier de loisirs et d’une instruction) est très surveillé par l’État. Il ne s’agit nullement de censurer les relations très particulières entre élèves et pédagogues, mais d’obliger les maîtres à enseigner le respect dû aux oracles et aux décisions des magistrats : Xénophon en a témoigné. Socrate paya de sa vie une ironie jugée déplacée.

L’idéal politique des cités grecques des 5e et IVe siècles, où l’on imite les institutions d’Athènes avant la conquête macédonienne, n’est nullement de remettre le Pouvoir « au peuple », mais d’offrir aux citoyens (et à eux seuls) le principe de l’égalité des droits devant la loi, même si la pratique diffère sensiblement de la théorie exposée dans La politique d’Aristote. Il est évident que, dans chaque cité, les plus riches sont de facto au-dessus des lois, sauf cas évident de trahison ou de graves malversations. La nature humaine intervient pour détourner un excellent principe de sa finalité.

Or, c’est par référence à ce prétendu idéal démocratique que l’on a terni l’image des chefs populistes de la Grande Grèce, du VIIe au VIe siècle avant J.-C.

Selon Aristote (Politique, Livre III), on appelait « tyrans » les dictateurs élus et soutenus par la majorité du peuple, engagé dans la lutte contre une ploutocratie qui se faisait passer pour une démocratie.

Ainsi de Pittacos à Mytilène, de Thrasybule à Milet, de Polycratre à Samos, de Pythagoras puis d’Aristarchos en Éphèse, de Clisthène à Sicyone, ou à Corinthe (une cité où les « tyrans » se succèdent durant 73 années).

S’il faut en croire Aristote, ce furent des périodes fastes, de paix civile, de justice et de prospérité économique pour ces cités et ces îles.

Pour en savoir plus, lisez Le populisme ou la véritable démocratie.

Le populisme ou la véritable démocratie de Bernard Plouvier (Éd. Synthèse, 278 pages, 22 €)

Le populisme ou la véritable démocratie de Bernard Plouvier (Éd. Synthèse, 278 pages, 22 €)

 

Vous avez aimé cet article ?

EuroLibertés n’est pas qu’un simple blog qui pourra se contenter ad vitam aeternam de bonnes volontés aussi dévouées soient elles… Sa promotion, son développement, sa gestion, les contacts avec les auteurs nécessitent une équipe de collaborateurs compétents et disponibles et donc des ressources financières, même si EuroLibertés n’a pas de vocation commerciale… C’est pourquoi, je lance un appel à nos lecteurs : NOUS AVONS BESOIN DE VOUS DÈS MAINTENANT car je doute que George Soros, David Rockefeller, la Carnegie Corporation, la Fondation Ford et autres Goldman-Sachs ne soient prêts à nous aider ; il faut dire qu’ils sont très sollicités par les medias institutionnels… et, comment dire, j’ai comme l’impression qu’EuroLibertés et eux, c’est assez incompatible !… En revanche, avec vous, chers lecteurs, je prends le pari contraire ! Trois solutions pour nous soutenir : cliquez ici.

Philippe Randa,
Directeur d’EuroLibertés.

Partager :