Depuis que le capitalisme industriel a été inventé en Angleterre, on peut se demander si la mondialisation, aujourd’hui, ne relève pas, au moins en partie, de la lutte des classes qui caractérise ce système depuis ses débuts. Une lutte conduite, non pas par le prolétariat exsangue et en révolte, mais par les riches contre les pauvres ou les moins riches qu’eux. Différents épisodes de l’histoire économique et sociale anglaise accréditeraient plutôt cette thèse, ou disons cette intuition.
Au départ, c’est-à-dire vers la fin du XVIIIe siècle, la formation du prolétariat anglais a été provoquée par deux décisions qui ont jeté les paysans anglais hors de leurs champs et les ont obligés à intégrer les industries naissantes (invention de la machine à vapeur par Watt en 1769). La première est le mouvement des enclosures, engagé dès le XVIIe siècle et consacré par le General Enclosure Act de 1801, autrement dit la fermeture des champs par les grands propriétaires, et le passage de la culture à l’élevage, qui provoque l’exode rural.
La seconde est la suppression en 1834 de la loi sur les pauvres qui leur garantissait un revenu minimum, alors assuré par les paroisses. Les paysans misérables ont dès lors été dirigés massivement vers les premiers ateliers, les workhouses, où ils étaient hébergés et où ils travaillaient dans des conditions pires qu’aujourd’hui dans les pays les plus pauvres.
Cette institutionnalisation précoce du marché du travail, comme l’a caractérisée Karl Polanyi, a largement contribué à l’essor des industries anglaises, assises sur leur avance technique, en leur fournissant une main d’œuvre pléthorique. Puis, l’adoption unilatérale du libre-échange, dès les années 1840, l’a d’autant plus stimulé que l’Angleterre était en situation de monopole industriel.
Cependant, la situation a changé vers la fin du XIXe siècle avec le rattrapage de l’Angleterre par les autres économies européennes, lorsqu’elles eurent intégré le modèle anglais, et par celle des États-Unis, et en raison aussi de la montée du syndicalisme national et des premiers succès du Labour Party. Si bien que l’on commença à parler d’une crise structurelle britannique dès les années 20 du XXe siècle. Elle allait culminer, du point de vue des capitalistes anglais, au lendemain de la IIe Guerre mondiale avec l’instauration de l’État-providence par les Travaillistes, tenu pour être le principal responsable du déclin britannique.
Heureusement pour l’establishment, Margaret Thatcher est arrivée au pouvoir en 1979, pour conduire deux actions qui devaient, l’une, déréglementer le marché du travail anglais, et, l’autre, bouleverser la constitution des classes laborieuses. La première conduisit au démantèlement des syndicats britanniques et de toute une partie de la législation sociale, à la suite de la « guerre » victorieuse qu’elle mena contre les mineurs.
La seconde, plus sournoise, a été, sous prétexte de maintenir les liens avec le Commonwealth, l’ouverture complète des frontières aux migrants issus de lui. Avec l’immigration massive qui a suivi, et agréée par tous les gouvernements, le résultat a été la déstabilisation et la marginalisation, dans ses propres ghettos, de ce qui restait de la White Working Class. De ce fait, le syndicalisme anglais est aujourd’hui moribond, et les mouvements sociaux se réduisent à peu.
La Grande Bretagne, avec son économie réelle à la dérive, ses conditions de vie dégradées, sa société communautarisée et ses travailleurs ethniquement divisés, ses inégalités sociales accrues, figure mieux que tout autre société en Europe, le modèle de la nouvelle institutionnalisation, mondialisée cette fois, du marché. Le plus inquiétant pour elle, est que la City, économie off-shore et haut-lieu de la superclasse globale en Angleterre est maintenant menacée par les concurrents asiatiques (d’où son rapprochement avec la bourse de Francfort).
Certes, on est conscient que la brièveté de cet article, rapportée à l’ampleur de la problématique soulevée, peut confiner à la caricature. Mais, il en ressort indubitablement un dépassement de l’État-nation par la globalisation économique et sociale, telle qu’elle est structurée par les forces dirigeantes du marché capitaliste. Et que seule la puissance publique d’un État européen interventionniste serait en capacité d’en contrarier les effets.
- Dussouy, Les théories de la mondialité, Paris, L’Harmattan, 2009.
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Professeur émérite à l’Université Montesquieu de Bordeaux, où il reste membre du Centre Montesquieu de Recherche Politique (CMRP). Européen convaincu depuis toujours, il s’interroge avec inquiétude, aujourd’hui, sur le devenir des nations du continent. Dernier livre paru : « Contre l’Europe de Bruxelles. Fonder un Etat européen », préface de Dominique Venner (Tatamis, 2013).