18 octobre 2016

Inflation administrative : ça respire l’efficacité. On frémit !

Par Philippe Joutier

 

Le 18 novembre 2015, à Saint-Denis, était liquidé Abdelhamid Abaaoud. Comment ce djihadiste connu comme notoirement dangereux, a-t-il pu tranquillement faire ses allers-retours entre la Syrie, la Belgique, la Grèce et la France ?

Il avait même expliqué dans Dabiq, le magazine de l’État islamique, que ça ne posait aucun problème. La première cause tient au nombre et à l’engouement des jeunes, dont pas mal de convertis, pour Daesh qui a su les séduire. Pour repérer et distinguer ceux qui voudraient partir, ceux qui vont partir, ceux qui sont partis et, parmi ceux qui reviennent, de cerner les dangereux des repentis, sans oublier ceux qui ressortent de prison, les structures sont submergées.

Heureusement, à défaut de moyens supplémentaires, la créativité administrative va y suppléer. Ainsi, loin d’être occulte, la « communauté du renseignement » (ne riez pas, c’est la dénomination officielle) est un grouillement pittoresque de vies administratives complexes et redondantes. Par ordre d’entrée en scène : La Direction de la Protection et de la Sécurité de la Défense (DPSD). Initialement DSM (Direction de la sûreté militaire), elle devient en 1981 Direction de la protection et de la sécurité de la Défense (DPSD), puis le 9 octobre 2016, Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD). Elle dépend du ministère de la Défense, lequel aimant être bien renseignée, se dote également de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), qui succède depuis 1982 à l’ancien SDECE.

Certains détails échappant encore à sa sagacité, le chef d’État-major des armées se voit doté d’un autre truc : la Direction du Renseignement Militaire (DRM). Créée en 1992 par Pierre Joxe, la DRM avait pour ambition de comprendre les langues que personne ne parle et de se passer des Américains pour les traduire.

Place Beauvau, on trouve la Direction générale de la Sécurité Intérieure (DGSI). Elle remplace depuis 2014 la DCRI, elle-même fusion en 2008 de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) et de celle des Renseignements Généraux (RG). Ce regroupement aurait dû rendre tout le bazar plus efficace. Hélas, non ! Trop de différences dans les logiques d’action. L’autonomie des ex-RG, insupportable pour la DST, s’est trouvée soudain sous la coupe du « secret-défense » et de « ceux-qui-savent » ! Bridée dans ses initiatives, censurée dans ses constats, trop compromettants pour le Pouvoir, voyant ses sources humaines méprisées par le credo du tout technologique, et réorientée vers le terrorisme international, la traditionnelle surveillance intérieure s’est relâchée pour le bonheur des radicalisés bien de chez nous. Carences sans doute à l’origine du Service Central du Renseignement Territorial (SCRT) qui reprend les missions des RG, en concubinage cette fois avec l’efficace Direction du Renseignement de la Préfecture de Police de Paris (DRPP). S’y ajoute, créée Dieu seul sait quand, la Sous-direction Antiterroriste (SDAT) qui avait d’abord dans le collimateur Basques, Corses et Bretons. Il semble pour les gens bien informés qu’elle dépende de la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ).

Reste la gendarmerie, fière de ses réseaux de proximité qu’elle répugne à partager. Le Bureau de la Lutte Antiterroriste (BLAT), créé en 2003, dépend de la Direction Générale de la Gendarmerie nationale (DGGN). S’y ajoute dix ans après la Sous-Direction de l’Anticipation Opérationnelle (SDAO) « Anticipation Opérationnelle ! » Ça respire l’efficacité. On frémit !

Pour mieux traquer la criminalité, l’observation de ses circuits financiers paraissait une bonne idée. Ont ainsi vu le jour, sous l’égide de Bercy la Direction Nationale du Renseignement et des Enquêtes Douanières (DNRED) et surtout le fameux Service Traitement du Renseignement et de l’Action contre les Circuits Financiers Clandestins (Tracfin)

Las ! À trop gratter là où il ne fallait pas, Tracfin à découvert beaucoup de petits arrangements entre amis au plus haut sommet de l’État. Du coup, soucieuse à la fois de garer ses fesses et du sens du vent, la hiérarchie prend soin de réfléchir longuement (et même si possible très longuement) aux informations qu’elle distille après mûre sélection. Précaution partagée également par les services de la DGCS/DCRI. La décision du Conseil constitutionnel de novembre 2011, qui secouait le fameux « secret-défense » au motif du volet financier de l’attentat de Karachi, a fait chauffer les broyeuses, engendré bien du mouvement et a été l’instigatrice de ce brouillage à coups de remaniements et de nouveaux services. Les infos les plus politiquement compromettantes (mais qu’il est toujours prudent de conserver au cas où…) ont sagement migré vers des lieux protégés des curiosités malsaines.

Côté « écho des prisons », la justice dispose du Bureau du Renseignement Pénitentiaire (BRP). Imaginé, on ne sait quand, il dépend de la cellule EMS3 (pour État-major de sécurité). Insuffisamment exploité, car de maniement délicat. Dommage.

Tous ces organismes qui jouent à qui pisse le plus loin, se suspectent mutuellement, intriguent pour obtenir davantage de moyens et dépensent l’essentiel de leur temps à se protéger, à se gérer, à se détester et à se concurrencer. Plutôt que d’y mettre le fer, la simplification administrative (c’est un oxymore) pour y répondre, a imaginé de nouvelles structures :

– Le Conseil National du Renseignement (CNR). Dépendant directement du président de la République, il coordonne six services (DGSE, DGSI, DRM, DPSD, DNRED et Tracfin) et permet accessoirement d’exfiltrer les plus compromis. Est-ce pour cela que le BRP et la DRPP, parmi les services les plus efficaces, n’en font pas partie ?

– L’Unité de Coordination de la Lutte AntiTerroriste (UCLAT). En gros, elle coordonne les mêmes, mais pour le ministre de l’intérieur cette fois, qui ajoute au panier l’État-Major Opérationnel de Prévention du Terrorisme (EMOPT). Il assure le suivi des « personnes radicalisées » pour « s’assurer que celui-ci est bien effectif ». On respire !

Comme je le faisais remarquer dans mon livre(1), une moitié de l’administration contrôle ce que fait l’autre moitié dont l’essentiel consiste alors à lui échapper d’où la multiplication de technostructures pour diluer les responsabilités et éviter de froisser les susceptibilités.

Plus que la chasse aux terroristes, c’est la gestion de cette nébuleuse qui consomme l’essentiel des moyens et de l’énergie dépensés.

Note

  • Les Extrafrançais (éditions Dualpha).

    Les Extrafrançais (éditions Dualpha), préface de Philippe Randa.

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Philippe Randa,
Directeur d’EuroLibertés.

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