12 avril 2024

Derniers pas avant l’abîme

Par Euro Libertes

Préface de Jean-Luc Gagneux à la réédition du livre Dans le cloaque de Maurice Barrès, de l’Académie Française (éditions Dualpha)

Dans l’après-midi du 16 mars 1914, Léon Daudet, le redoutable polémiste de l’Ac­tion Française, travaille dans le bureau qu’il partage avec Jacques Bainville. Un col­­la­borateur du journal royaliste fait ir­rup­tion et leur annonce, tout essoufflé : « Mme Cail­laux vient d’assassiner Gaston Calmette. On l’a arrêtée. »

Stupéfait et attristé, Daudet commente : « Il n’était pas d’hom­me plus affable, plus obligeant, plus charmant. »

Gaston Calmette, rappelons-le, dirige Le Figaro depuis 1902. Né en 1858, le Montpellierin est entré dans le journalisme à 27 ans, poursuivant une belle carrière. Si cet homme au caractère doux s’est transformé au fil des mois en un féroce inquisiteur, c’est qu’il juge mortel pour le pays le retour de Joseph Caillaux, contre lequel il a déclenché une impitoyable campagne de presse.

Daudet se rend aussitôt dans les locaux du Figaro pour apprendre que Calmette avait été transporté dans une clinique, mais que le nombre de balles reçues laissait peu d’espoir. Et en effet, le soir-même, on apprend sa mort. Immédia­te­ment, Camelots du Roi et Étudiants d’Action Française organisent des manifestations qui les mènent dans plusieurs cafés aux cris de

« Caillaux assassin ! »

Quelques jours plus tard, les obsèques de Gaston Calmette rassemblent à Saint-François-de-Sales, puis sur le trajet du cimetière des Batignolles, une foule impressionnante. Parmi elle, Mau­rice Barrès est bien sûr présent.

Académicien en 1906, élu la même année député de Paris, l’auteur des Déracinés est nommé en juillet 1910 membre de la com­mission d’enquête présidée par Jean Jaurès et chargée de faire la lumière sur les malversations d’Henri Rochette. Nous y reviendrons.

Dans le cloaque paraît en avril 1914 chez Émile-Paul Frères. Barrès y dénonce au vitriol la « grande camaraderie » faite d’une infinité de petits scandales, d’arrangements, de pantouflages et de corruptions.

Mais, à l’instar de À la Recherche du Temps Perdu, où Marcel Proust évoque mille fois l’Affaire Dreyfus sans jamais en révéler les détails, Barrès et son Cloaque ne jettent que les grandes lignes de l’Affaire Caillaux. Il semble opportun d’y revenir.

En premier lieu en évoquant la considérable personnalité de Joseph Caillaux. Né au Mans le 30 mars 1863, il est le fils du ministre des Finances du maréchal de Mac-Mahon. Brillamment reçu à l’Inspection des Finances en 1888, il est élu député de Mamers en 1898. Caillaux poursuit alors une belle carrière. Il est élu en octobre 1913 président du Parti Radical, c’est-à-dire leader de la Gauche. Mais déjà, en 1912, Calmette le qualifie de « ploutocrate démagogue ».

À droite, Caillaux ne jouit pas d’une grande popularité, c’est un euphémisme. Il est le promoteur de la la Loi sur l’impôt sur le revenu, aprouvée par la Chambre en 1909, mais toujours bloquée par le Sénat. À l’Assemblée, un membre des bancs conservateurs lui lance :

— On viendra me prendre jusqu’à ma montre !

—  Je n’en veux pas de votre montre, elle retarde, rétorque le ministre.

Deux ans auparavant, le 10 mars 1914, Le Figaro dénonçait déjà « les négociations secrètes de M. Caillaux, protecteur de Rochette. »

L’indélicat financier Henri Rochette, écroué le 23 mars 1908, est accusé d’avoir monté une série d’escroqueries (une « chaîne de Ponzi ») pour un montant de 120 millions de francs. Système frauduleux consistant à verser, sur la base de faux bilans, des intérêts importants aux souscripteurs (Joseph Caillaux est sur la liste) de ses sociétés avec l’argent des nouveaux épargnants.

Caillaux est alors soupçonné d’avoir fait retarder le procès de Rochette. En 1917, Maurice Barrès écrira dans  Leurs Figures (prolongement s’il en est du Cloaque) à propos du baron Reinach (protagoniste du scandale de Panama, qu’« il rappelle ces gros rats qui, ayant gobé la boulette, s’en vont mourir derrière une boiserie d’où leur cadavre irrité empoisonne ses empoisonneurs. »

Les malversations de Rochette ont-elle contaminé Caillaux ? Louis Barthou, président du Conseil, décide de déchaîner la presse contre lui, qui est mariée en secondes noces depuis 1911 à Henriette Rainouard, elle-même séparée du chroniqueur Léo Claretie.

Or, Calmette, faisant feu de tout bois, va exploiter la correspondance des époux, et publie, le 10 mars 1914, la lettre signée « Ton Jo » qui, il est vrai, est un petit chef-d’œuvre de cynisme et de duplicité. Caillaux écrit : « J’ai d’ailleurs remporté (à la Cham­bre) un très beau succès : j’ai écrasé l’impôt sur le revenu en ayant l’air de le défendre, je me suis fait acclamer par le centre et par la droite et je n’ai pas trop mécontenté la gauche. Je suis arrivé à donner un coup de barre à droite qui était indispensable. »

Le directeur du Figaro n’entend pas s’arrêter en si bon chemin, et poursuit sa campagne : le quotidien publiera pas moins de 138 articles à charge en trois mois. Il entend rendre publics des extraits d’autres lettres du couple.

« Je lui casserai la gueule », menace Joseph Caillaux.

Mais c’est sa femme, Henriette, qui vengera leur honneur. Née en 1874 à Rueil-Malmaison dans les milieux de la grande bourgeoisie, elle fréquente le grand monde et les salons, et ne s’intéresse que peu à la politique. Et si on peut la comparer à ces égéries Belle Époque, comme la Madame Verdurin de Marcel Proust, elle n’a pourtant rien d’un bas bleu : Henriette sera diplô­mée de l’École du Louvre au début des années trente.

Mais pour l’heure, et sous le coup des menaces de Calmette, son sang n’a fait qu’un tour. Le 16 mars 1914, Henriette, après un détour chez un armurier, où elle achète un revolver (qu’elle cachera sous son manchon),  se fait conduire au siège du Figaro, et demande à être reçue.

« Monsieur Calmette est sorti », l’informe l’huissier.

Cela ne fait rien, elle attendra. Elle fait antichambre une heu­re durant. Gaston Calmette revient, accompagné de Paul Bour­get. Annoncée, introduite dans le bureau, Henriette lance :

— Vous savez pourquoi je suis là.

… et tire six balles : quatre iront se ficher dans la bibliothèque, deux dans le corps de Calmette, dont une mortelle.

Incarcérée à Saint-Lazare, Madame Caillaux comparaît devant la cour d’assises le 20 juillet 1914. Elle est inculpée d’homicide volontaire avec préméditation. Procès de haut vol où Raymond Poincaré, président de la République, et Aristide Briand, président du Conseil, viennent déposer, ainsi que de nombreuses personnalités du grand monde. À la surprise générale, l’avocat d’Henriette, Maître Fernand Labori, ancien défenseur d’Alfred Dreyfus et d’Émile Zola, parvient à la faire acquitter, plaidant le crime passionnel.

Nous sommes le 28 juillet 1914. Le jour-même, l’Autriche déclare la guerre à la Serbie. Le 31 juillet, le pacifiste Jaurès est assassiné. Le 1er août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie, le 3 août à la France. Le 4 août, enfin, le Royaume-Uni déclare la guerre à l’Allemagne. C’est l’embrasement, une Europe incen­diée qui marquera à jamais la génération des Montherlant, Dorgelès, Drieu, Genevoix, Céline, Jünger… Et qui marque jusqu’à Maurice Barrès, que l’immense spectacle de boue et de sang métamorphose. Au printemps 1917, il publie Les diverses familles spirituelles de la France où il se fait l’apôtre et la voix de l’Union sacrée, fondée bien sûr sur son nationalisme, mais, commente l’historien Pierre Milza, « un nationalisme d’une tout autre nature que celui issu du combat antidreyfusiste. Pluraliste, respectueux des différences, acquis à l’idée que la nation française est constituée de “chapelles variées et vénérables” ayant chacune son originalité et sa légitimité, et non bâtie sur un modèle unique. »

Tel le spectre du Commandeur, celui du vieux Renan réapparaît et subjugue le jeune insolent qui se moquait de lui dans Huit jours chez M. Renan.

Sources bibliographiques

Emmanuel Godo, Maurice Barrès, le grand inconnu 1862-1923, Tallandier 2023.

François Broche, Léon Daudet, le dernier imprécateur, Robert Laffont 1992.

Maurice Barrès, Leurs Figures, Emile-Paul Frères 1917.

Maurice Barrès, Les diverses familles spirituelles de la France, Imprimerie Nationale.

Maurice Barrès, Huit jours chez M. Renan, in Témoignages sur Renan, Taine et de Guaita, Dualpha, 2020.

Jean-Luc Gagneux est né en 1956 à Paris. Il passe son enfance et son adolescence à Château-Gontier (sud Mayen­ne) où il obtient son bac. Puis il intègre une classe préparatoire au lycée David d’Angers, avant de poursuivre ses études à l’Université d’Angers (licence de Lettres moder­nes, puis C2 de Littérature comparée, avec un mémoire sur Les lettres de mission des jésui­tes en Uruguay et au Para­guay an xviiie siècle). Parallèle­ment, inscrit à l’Université catholique de l’Ouest, il obtient un certificat de théologie. D’abord professeur de français pendant deux ans, il devient journaliste en 1981, d’abord au quotidien régional Le Courrier de l’Ouest, puis au quotidien de la Sarthe Le Maine Libre. Dans ces deux journaux, il occupe successivement plusieurs postes : localier détaché, rédacteur en équipe, secrétaire de rédaction. De 2001 à 2004, il est régulièrement invité en Allemagne, d’où il rapporte des articles sur la vie politique, économique et sociale. Depuis le 1er janvier 2023, il continue une activité de correspondant de presse. En 2017, il a publié, en collaboration avec Bertrand Cou­dreau, Les hôtes illustres de Solesmes (Saint-Léger Éditions).

Dans le cloaque, Maurice Barrès, de l’Académie française, Éditions Dualpha, Collection « Patrimoine des héritages », 92 pages, 17 euros. Pour commander ce livre, cliquez ici.

Dans le cloaque, Maurice Barrès, de l’Académie française, Éditions Dualpha, Collection « Patrimoine des héritages », 92 pages, 17 euros.

 

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