20 novembre 2023

Crimes yougoslaves : oubli, connivence, impunité (première partie)

Par Euro Libertes

par Christophe Dolbeau

En France, les assassins de patriotes croates resteront impunis

« Tout homme a droit qu’on le combatte loyalement » (Charles Péguy)

 Peu de Français s’en souviennent probablement, mais y a quarante-cinq ans, le 16 octobre 1978, le journaliste croate Ante Bruno Bušić, 39 ans, était assassiné alors qu’il regagnait son domicile, vers 23h 15, au n° 57 de la rue de Belleville, dans le XIXe arrondissement de Paris. Émigré politique anticommuniste, Bruno résidait habituellement à Wandsworth, une banlieue de Londres, mais depuis le 10 ou le 11 septembre, il était exceptionnellement dans la capitale française pour y préparer une importante réunion à laquelle il devait assister quelques jours plus tard à Amsterdam. Bien renseigné, son assassin l’attendait au pied de l’immeuble et lui tira dessus à cinq reprises, l’atteignant mortellement à la poitrine et à la tête. Selon les constatations de la police, l’arme utilisée était un pistolet espagnol Astra de calibre 7,65, et les projectiles des balles autrichiennes de marque Hirtenberger (HP). L’origine du crime était claire : il s’agissait une fois encore d’une opération du service secret yougoslave, le SDS, plus communément appelé UDBa par la plupart de ses adversaires.

Véritable garde prétorienne du régime titiste, ce SDS était en effet coutumier de l’élimination des opposants, notamment des émigrés gênants qu’il traquait dans le monde entier.

Bruno BUŠIĆ.

Un outil répressif efficace

Fondé en 1946 (1) et d’abord baptisé UDBa (Uprava državne bezbjednosti – Direction de la sûreté d’État), le SDS (Služba državne sigurnosti – Service de la sécurité de l’État) constituait un appareil d’espionnage et de terreur tout à fait redoutable et sur l’organisation duquel, il n’est pas inutile de s’arrêter un instant. Placé sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, coiffé par une direction fédérale (SSUP) siégeant à Belgrade, et divisé en huit structures nationales (correspondant aux six républiques et deux régions autonomes de la République socialiste fédérative de Yougoslavie), le SDS s’articulait sur sept ou huit grands départements ou directorats (uprave) dont les quatre plus importants étaient sans conteste le n° 1 (ennemis intérieurs), le n° 2 (émigration hostile), le n° 3 (contre-espionnage) et le n° 4 (techniques opérationnelles). Les effectifs de chacune des huit structures nationales se répartissaient en un certain nombre de « centres » au sein desquels on retrouvait donc ces mêmes départements. En Croatie, par exemple, le SDS possédait une direction nationale (RSUP – Zagreb), dix centres régionaux (Zagreb, Bjelovar, Gospić, Karlovac, Osijek, Pula, Rijeka, Sisak, Split, Varaždin) et cinq délégations (Dubrovnik, Šibenik et Zadar qui dépendaient de Split, et Vinkovci et Slavonski Brod qui dépendaient d’Osijek). Grosso modo, le SDS possédait trois sortes d’affidés : les informateurs de base ou doušnici, souvent occasionnels, les collaborateurs et agents ou suradnici (parfois saradnici), et enfin les officiers traitants ou operativci. Seuls ces derniers faisaient réellement partie du service, les autres n’étant que des sources, très souvent mues par la peur, la lâcheté, le goût du lucre, l’inimitié, la vengeance ou quelque autre vilénie.

Longtemps doté d’un personnel plutôt fruste et primaire – « quasiment illettré » écrit Bože Vukušić (2) – le service de sécurité yougoslave ne s’est jamais particulièrement illustré dans les domaines militaire ou économique. En revanche, il s’est vite imposé comme une police politique très efficiente. Souvent comparé à une pieuvre ou encore à l’Hydre de Lerne, le SDS a étendu ses réseaux sur toute l’Europe occidentale et même sur l’Australie, l’Argentine et l’Amérique du Nord. Recourant volontiers à la violence voire à la torture, à la menace et au chantage, il recrutait ses indics dans toutes les strates de la société, y compris le clergé, et a rapidement acquis une réputation méritée d’omniprésence et d’omniscience. Convoqués par le service, à l’occasion de vacances au pays, nombre de travailleurs émigrés eurent ainsi la surprise (et le désagrément) de se voir confrontés à tels ou tels propos qu’ils avaient un jour tenus, à la sortie de la messe, à Paris, Lyon, Zurich, Cologne ou Francfort. (3)

Le SDS s’est également fait connaître comme l’impitoyable bras séculier du régime communiste. Chargé de décapiter toute opposition, ce sont en effet plus de cent émigrés et dissidents croates (4) que le service a fait définitivement taire, un bilan qui dépasse largement celui du KGB lui-même (5). Pour accomplir cette sinistre besogne, le SDS embauchait généralement des tueurs professionnels, issus de la pègre et motivés par l’appât du gain ou la promesse d’une amnistie judiciaire. En cas d’arrestation du meurtrier, il était ainsi très difficile de prouver une quelconque implication de l’administration yougoslave. Celle-ci parlait alors de « règlement de compte entre émigrés », thèse d’autant plus plausible que le tueur appartenait la plupart du temps à la même communauté ethnique que sa victime.

Cécité suspecte

Force est de remarquer que les faits et méfaits du SDS ont longtemps bénéficié d’une cécité tenace des gouvernements occidentaux. On pourrait presque parler de mansuétude… Ainsi, en Allemagne comme en France, les polices se sont-elles montrées, à de rares exceptions près (6), d’une maladresse fort peu conforme à leur réputation. Confrontées à des sicaires plutôt rustiques et n’ayant que fort peu à voir avec James Bond, elles se sont curieusement révélées incapables de repérer leurs allées et venues, d’intercepter leurs communications, d’interpréter correctement leurs manigances et de prévenir leurs crimes. Elles n’ont en outre que très rarement arrêté les coupables. Neuf fois sur dix, elles semblaient avoir un train de retard sur les tueurs, ce qui ne laissait d’intriguer… À dire vrai – et cela fut plus ou moins confirmé par la suite – tout cela était tacitement convenu. Les pays de l’OTAN ne voulaient pas d’une déstabilisation et d’un démembrement de la Yougoslavie, ils s’accommodaient très bien du régime titiste et toléraient parfaitement que le SDS vint faire son ménage chez eux. Le tout était que ces opérations restassent strictement dans les limites de la diaspora « yougoslave » et qu’il n’y eût pas de dommages collatéraux.

Cette connivence occulte n’est pas une simple conjecture mais elle fut maintes fois dénoncée par divers observateurs qualifiés. En 2002, Thomas Ash, ancien officier du renseignement britannique, remarquait : « À l’époque de Tito, la police et les forces de sécurité de certains pays de l’OTAN furent dissuadées d’agir de façon trop énergique contre l’UDBa, le tristement célèbre service secret yougoslave. On m’a dit de lever le pied ; il fallait les laisser tranquilles et ne pas nuire à la bonne image de Tito. » (7) En 2010, l’Américain John R. Schindler remarquait de son côté : « Tito était utile à l’Occident et les crimes de l’UDBa furent donc largement ignorés ». En Allemagne, des gens comme Klaus von Dohnanyi (SPD) et Gerhart Baum (FDP) ont admis que le pouvoir savait dès les années 1970 que la Yougoslavie liquidait des gens en RFA (8), mais les gouvernements de Willy Brandt et Helmut Schmidt n’ont jamais explicitement condamné ces actes. Seul le Bavarois Franz Josef Strauss a officiellement protesté, dans une lettre du 26 mars 1982, contre les meurtres commis par le SDS. Auteur, pour la Deutsche Welle et la Bayerischer Rundfunk, d’un documentaire sur le SDS, le réalisateur Philipp Grüll déclare pour sa part : « Il est certain qu’il y a eu des combines absurdes et que plusieurs agents doubles ont travaillé à la fois pour la Yougoslavie et l’Allemagne fédérale. Et il existe des indices probants indiquant que les autorités allemandes ont protégé ces gens-là, ce qui impliquait parfois de bloquer des enquêtes. » (9)

Notes

(1) Il succédait à l’OZNA (Odeljenje zaštite naroda) ou Office pour la protection du peuple.

(2) Voy. Bože Vukušić, Tajni rat Udbe protiv hrvatskoga iseljeništva, Klub hrvatskih povratnika iseljeništva, Zagreb, 2002, p. 167.

(3) Le 21 novembre 1969, le Time écrivait : « Les experts occidentaux estiment que quelque 1000 informateurs de l’UDBa surveillent les travailleurs yougoslaves, et qu’environ cent autres agents sont en Allemagne fédérale pour y accomplir des missions plus délicates ».

(4) Chiffre auquel il faut ajouter quelques dizaines d’autres victimes, serbes et kosovares.

(5) Selon le Dr John R. Schindler (interview in Projekt Velebit du 26 septembre 2019) : « Durant la Guerre Froide, l’UDBa a assassiné bien plus de gens en Occident que ne l’a fait le bloc soviétique, mais à l’époque et jusqu’à présent, cela n’a pas soulevé grand intérêt. »

(6) Citons notamment l’arrestation (1981) et la condamnation par les Allemands de trois tueurs yougoslaves (Dragan Barac, Georg Huber, Adam Lapčević), puis celle (1982) de Ratomir Stanišić qui écopera de 14 ans de prison, puis encore celles de l’agent Josip Majerski (1983) et de Brunhilde Koblenz (1984) ; l’arrestation (1988) par les Britanniques du tueur à gages Vinko Sindičić, condamné à 15 ans de détention, puis celle, par les Allemands, de l’agent Krunoslav Prates (juillet 2005), ou encore la condamnation (2016) par la Belgique de l’agent Božidar Spasić accusé d’avoir pris part, en 1990, au meurtre d’Enver Hadri.

(7) cité par Bob Woffinden, in « Shadow of doubt », The Guardian du 6 juillet 2002.

(8) En 1971, Constantin Melnik, conseiller à la sécurité auprès du gouvernement français entre 1959 et 1962, déclarait déjà: « […] l’UDBa a assassiné, ces dernières années, au moins une dizaine de ses ressortissants en Europe occidentale » – voy. Historia spécial n° 23 (1971), p. 113. Dans Der Spiegel du 9 décembre 2010, Andreas Wassermann parle de vingt-deux Croates tués en RFA entre 1970 et 1989, tandis que la Bayerischer Rundfunk évalue, le 3 août 2016, le nombre des victimes à vingt-neuf entre 1967 et 1989.

(9) Voy. interview à Welt am Sonntag reprise sur le site Balkanist, le 5 janvier 2015.

Christophe Dolbeau est l’auteur de plusieurs livres dont France-Croatie, une belle amitié (Éditions de l’Atelier Fol’Fer, 136 pages, 18 euros). Pour en savoir plus sur ce livre, cliquez ici.

(Éditions de l’Atelier Fol’Fer, 136 pages, 18 euros)

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