9 octobre 2024

Hommage à Jacques Réda (1929-2024) : obéir à la désinvolture du hasard

Par Philippe Pichon

La rime est un des éléments spécifiques et inamovibles de notre système de versification régulier. On se retrouve donc dans la nécessité de rimer dès lors qu’on emploie ce système, à quoi nul n’est contraint. Rien ne paraissait à Jacques Réda plus détestable que le vers dit « blanc » (non rimé) s’il était en même temps régulièrement métrique. Pires, toutefois, ces poèmes en vers isométriques (surtout en alexandrins) qui tantôt riment, puis ne riment plus, puis re-riment, et ainsi de suite au petit bonheur. Seule alors une certaine variété métrique, susceptible de traduire une vraie vivacité ou une grande densité de rythme, pouvait selon lui compenser ce défaut, comme le montrent les chansons, comptines et autres genres libres où la rime est joyeuse et non plus règle du jeu.

Réda n’avait pas de méthode, mais quand ce qui se présentait sur la page semblait avoir choisi le vers, il croyait bon en général d’obéir à cette suggestion de provenance sibylline. Encore qu’il s’y imposait un petit luxe de coercitions, la rime ne lui avait jamais créé de graves empêchements. Si elle n’arrivait pas de façon naturelle, c’est que le vers lui-même et le poème n’en voulaient pas – pas de celle-là : il fallait les refaire. Souvent, d’ailleurs, elle ne venait pas simplement à point mais bien en éclaireuse : la poésie savait avant lui.

Bien entendu, Réda ne parlait pas de poésie. Chacun, de ce point de vue, rime avec l’astre qui l’a suscité, et dont aucun instrument ne mesure avec précision la magnitude.

Jacques Réda, né à Lunéville en 1929, a, succédant à Georges Lambrichs, dirigé La Nouvelle Revue Française de 1987 à 1995. Poète de Paris (comme Fargue) et de sa banlieue (mais pas seulement) qu’il parcourait à pied, à vélo ou en Solex, il a publié des recueils d’une poésie apparemment simple, savoureuse de mots et d’images, d’une versification à l’exactitude très subtile. Parmi ses nombreux recueils, La Tourne, 1975, Récitatif, 1970, et Amen, 1968, avaient notre préférence.

Je lui avais été présenté en 2000 par un ami commun, le poète Jacques Charpentreau, qui s’était mis en devoir de sauver la poésie, en faisant paraître trimestriellement une revue, Le Coin de table[1], inspirée de la célèbre toile, publiée avec l’aide du Centre National du Livre, et qui nous réunissait régulièrement dans les locaux fameux de la rue Ballu, siège de La Maison de la Poésie. J’y croisais des poètes du dimanche qui se prenaient pour de nouveaux Heredia (Vital Heurtebize, Michel Cointat), des têtes connues (Robert Sabatier, Gisèle Prassinos), des amis (Pierre Osenat), et même parfois des maîtres : Andrée Chedid, Charles Le Quintrec, et bien sûr Réda.

Lors de ces « parloirs poétiques », avec une ironie gourmande, Jacques Réda feignait de ne pas bien discerner le rapport qu’on établissait entre « la poésie » et sa « situation » mauvaise parce qu’elle manquait de lecteurs :

« Je ne sais si beaucoup plus de lecteurs de beaucoup d’ouvrages de beaucoup de poètes doivent nécessairement nous doter de plus de poésie. Quelle poésie et quels lecteurs ? On voit des organismes publics qui s’intéressent, comme on dit, au sort de la poésie et des poètes, organisent des concours dont les résultats, qui se passent de tout commentaire, sont affichés dans le métro. La mission primordiale d’une entreprise publique de transports est-elle de jouer les mécènes, avec une incompétence qui se traduit déjà bien assez dans le fonctionnement de son réseau ? » (Le Coin de table, n°17, janvier 2004).

Par l’entremise du C.N.L., l’État distribue des bourses, des aides à l’édition. Réda avait lui-même bénéficié en 1978 d’une « année sabbatique », année de chômage où il avait pu réfléchir, entre autres, à la légitimité de cette faveur :

« Je n’y ai rien écrit de mémorable et n’ai plus jamais rien demandé. Au contraire, j’ai irrité un ou deux éditeurs en renonçant à publier un ouvrage s’il devait faire l’objet d’une subvention. Rimbaud solliciterait-il de nos jours une aide de la Région Champagne-Ardenne pour écrire et publier Une Saison en enfer ? La lui serait-elle accordée ? Il faut se méfier des travers d’une administration, leur préférer peut-être les désinvoltures du hasard ou les initiatives privées. Alors que fait Rimbaud ? Il compte ses sous (déjà) et fait exécuter à ses frais un petit tirage qui, semblable à la plupart des autres, va rester longtemps empilé sous la poussière, mais chaque exemplaire vaudra quand même une fortune dans trente ou quarante ans. N’allons pas dire que la poésie manque de valeur marchande. Bien sûr, je ne suis pas Rimbaud, et ne suis poète que dans la mesure où j’écris quelquefois en vers. Mais puisqu’il s’agit de poésie et que seule, tout le monde en est d’accord, a valeur poétique celle qui sort un peu de l’ordinaire (donc pas uniquement celle de Rimbaud), il me semble que tout poète devrait être plus ou moins Rimbaud. Et, si c’est plus, éprouver devant un secours officiel une fierté ombrageuse ; si c’est moins, ressentir je ne sais quelle pudeur à se lancer dans pareille démarche. Pendant ce temps-là, Rimbaud peut crever de faim ? Non, car il s’occupe activement de gagner sa vie, et de telle façon qu’il n’écrira plus de poèmes considérés comme tels » (Ibidem).

Derrière cette question d’une sorte de rémunération accordée à l’activité poétique, Réda croyait voir se prononcer une inquiétude, à la fois généreuse et peut-être un peu calculatrice, pour « le confort du le citoyen-poète » représentant un éventuel électeur :

« Si le confort du citoyen-poète exige qu’il publie ses poèmes (et quel citoyen n’en a pas écrit, n’en écrit pas ou ne risque un jour d’en écrire ?), l’État, qui en réalité se contrefout de la poésie, se doit de l’aider à les publier quand par malchance personne n’en veut, même un de ces éditeurs qui demanderaient une subvention à sa place. Dans ce cas, il conviendrait de subventionner la poésie de tous les citoyens ayant besoin de cet élément de confort, et d’aller jusqu’au bout de l’entreprise en lui procurant des lecteurs. Mais comment, sans recourir à des mesures coercitives qui répugnent, sinon par l’attribution de primes aux personnes susceptibles de prouver qu’elles lisent copieusement des poètes aussi actuels que méconnus ? Et non aux resquilleurs tentés d’abuser de cet avantage en s’en tenant aux vieilles gloires incontestées de nos anthologies, et qui ne perçoivent plus de droits d’auteur » (Ibidem).

Car il y a ce phénomène d’une certaine indifférence pour les poètes contemporains chez leurs contemporains poètes eux-mêmes. Le fond de la question posée par Réda débouchait sur celle-ci : comment rendre passionnante une poésie qui ne passionne pas ?

« Ni le public, ni les journaux, ni (Dieu merci) la télévision, ni une majorité de poètes se plaignant du peu de passion que ce siècle éprouve pour la poésie. Je manque de compétence pour y répondre utilement. Il faudrait être à la fois linguiste, historien, sociologue, astrologue, devin. Mais n’examine-t-on pas le problème d’une manière mal appropriée, soit en termes qu’ont un peu contaminés les concepts de production-consommation et rentabilité-profit qui régissent tristement les échanges de notre univers moderne ? C’est une étrange idée pour moi de vouloir que la poésie – même passionnante – se vende bien. Une autre, peu engageante, d’attendre qu’une autorité quelconque s’avise de combler son déficit. Quelles foules lisaient donc Mallarmé en 1893, Cingria en 1935 et encore aujourd’hui ? » (Ibidem).

Possible également – le langage ayant failli à son dessein d’exprimer l’ineffable, puis renoncé devant l’indicible d’un rare dérèglement humain – que l’homme préfère maintenant s’acheminer vers de nouveaux drames sans tragiques, d’autres épopées sans héros, d’autres aubes sans troubadours. Mais le pire, disait un de nos poètes, n’est pas toujours sûr.

Je me rappelle cette histoire que Réda racontait en boucle d’un vieux monsieur qui, assez satisfait de sa santé, se plaignait cependant de perdre la mémoire. Et, pour donner un exemple concret à son médecin : « Il m’arrive encore souvent de suivre assez longtemps une jeune femme dans la rue – mais je ne sais plus pourquoi. » Ainsi, sans doute, au passage d’une phrase, d’une émotion, d’une idée, Réda lui emboîtait le pas. Mais c’était bien plutôt pour savoir jusqu’où elle allait le conduire, et où elle allait elle-même, que dans l’illusion de connaître avec elle cette plénitude : la perte de connaissance lumineuse de l’amour.

Il était plus rare qu’on demande à Réda : pour qui écrivez-vous ? » Pour cette jeune femme ? Ou pour personne, nous semblait-il, dans la mesure où le fond de ce qui nous agit lorsque nous écrivons, acte individuel, personnel, égotiste, est impersonnel, anonyme, dans la dépendance du langage qui est un vieux bien héréditaire et collectif. La plus sotte des lapalissades n’est pas d’avoir dit que c’est en nous le langage qui parle. Écrire, sans doute n’est pas exactement parler. C’est chercher dans le langage le pourquoi même de ce qu’il est. Voilà pourquoi, peut-être, j’écris, tu écris, Réda écrivait, nous écrivons, dans le déferlement des sons bruts et des images. C’est en outre une question d’honneur. À la suite de Rimbaud, son maître, Jacques Réda, en somme, s’est honorablement déshonoré, considérant le déshonneur de certaines persévérances.

(Coulommiers, 1er octobre 2024)

[1] Les poèmes, textes et études de Jacques Réda ont paru dans les n° 17 (janvier 2004), 19 (juillet 2004), 31 (juillet 2007), 34 (avril 2008), 38 (avril 2009) et 65 (janvier 2016) du Coin de table ; ceux de Philippe Pichon, dans les n°7 (juillet 2001), 11 (juillet 2002), 19 (juillet 2004), 20 (octobre 2004) et 40 (novembre 2009) de la même revue.

EuroLibertés : toujours mieux vous ré-informer … GRÂCE À VOUS !

Ne financez pas le système ! Financez EuroLibertés !

EuroLibertés ré-informe parce qu’EuroLibertés est un média qui ne dépend ni du Système, ni des banques, ni des lobbies et qui est dégagé de tout politiquement correct.

Fort d’une audience grandissante avec 60 000 visiteurs uniques par mois, EuroLibertés est un acteur incontournable de dissection des politiques européennes menées dans les États européens membres ou non de l’Union européenne.

Ne bénéficiant d’aucune subvention, à la différence des médias du système, et intégralement animé par des bénévoles, EuroLibertés a néanmoins un coût qui englobe les frais de création et d’administration du site, les mailings de promotion et enfin les déplacements indispensables pour la réalisation d’interviews.

EuroLibertés est un organe de presse d’intérêt général. Chaque don ouvre droit à une déduction fiscale à hauteur de 66 %. À titre d’exemple, un don de 100 euros offre une déduction fiscale de 66 euros. Ainsi, votre don ne vous coûte en réalité que 34 euros.

Philippe Randa,
Directeur d’EuroLibertés.

Quatre solutions pour nous soutenir :

1 : Faire un don par virement bancaire

Titulaire du compte (Account Owner) : EURO LIBERTES
Domiciliation : CIC FOUESNANT
IBAN (International Bank Account Number) :
FR76 3004 7140 6700 0202 0390 185
BIC (Bank Identifier Code) : CMCIFRPP

2 : Faire un don par paypal (paiement sécurisé SSL)

Sur le site EuroLibertés (www.eurolibertes.com), en cliquant, vous serez alors redirigé vers le site de paiement en ligne PayPal. Transaction 100 % sécurisée.
 

3 : Faire un don par chèque bancaire à l’ordre d’EuroLibertés

à retourner à : EuroLibertés
BP 400 35 – 94271 Le Kremlin-Bicêtre cedex – France

4 : Faire un don par carte bancaire

Pour cela, téléphonez au 06 77 60 24  99

Partager :