Francis Bergeron est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages portant sur divers sujets et de plus de trente romans pour la jeunesse. Lionel Baland l’a interrogé pour Eurolibertés sur la partie de ses écrits consacrée à la bande dessinée.
Francis Bergeron, vous avez publié plusieurs ouvrages à propos de la bande dessinée belge. Vous vous êtes intéressé au scénariste Jean-Michel Charlier et à Hergé, le dessinateur de Tintin. Pourquoi avoir choisi ces sujets ?
C’est d’abord un phénomène générationnel : l’âge d’or des hebdomadaires Spirou, Tintin et Pilote se situe grosso modo de l’après-guerre à l’avant mai 1968 pour les deux premiers et très précisément de 1959 à 1966 pour Pilote. Pour des enfants qui avaient 8 à 12 ans dans ces années-là, la lecture de ces hebdomadaires a eu une très grande influence, de ces influences qui marquent une vie. Ce fut mon cas.
Les circonstances ont fait que c’est en Belgique, essentiellement, que ce type de presse est né et s’est développé. Du coup, beaucoup de jeunes dessinateurs belges ont trouvé dans les pages de ces journaux un terrain d’expression très favorable. Des maisons d’édition : Casterman, Dupuis (qui éditait Spirou), Le Lombard ont repris en albums les récits qui paraissaient en feuilleton, avec un succès croissant.
Hergé a été évidemment la locomotive du journal Tintin et des éditions Casterman. Jean-Michel Charlier, qui a lancé Pilote avec Uderzo et Goscinny et qui était un pilier de Spirou, fut le plus grand scénariste de bandes dessinées de tous les temps. Les récits nés de son imagination, à l’égal des albums de Tintin, sont constamment réédités : Blueberry, Tanguy et Laverdure, La Patrouille des Castors, Buck Danny, Barbe Rouge, les Histoires de l’oncle Paul, etc. Je me suis intéressé spécialement à Hergé et Charlier, parce que ce sont, à mes yeux, les auteurs les plus talentueux de cette « école belge » de la bande dessinée, Hergé par la qualité du dessin et la capacité à raconter des histoires extrêmement riches et offrant plusieurs niveaux de lecture, Charlier par l’éclectisme des récits et une imagination extraordinaire, qui font de lui une sorte d’Alexandre Dumas de la bande dessinée.
C’est beaucoup plus tard que j’ai compris que ces séries véhiculaient des valeurs qui étaient les miennes. À moins que ces valeurs soient devenues miennes sous l’influence de ces lectures… Allez savoir ?
Qui est Jean-Michel Charlier ?
Jean-Michel Charlier était un étudiant en droit, puis juriste, et aussi grand amateur de pilotage aérien, qui a voulu faire de sa passion, la bande dessinée, son métier. Il a commencé par dessiner et raconter des histoires. Mais rapidement, ses amis, notamment dans l’équipe du journal Spirou, l’ont convaincu que son talent très particulier résidait dans sa capacité à imaginer ces histoires, à construire des scénarios, que d’autres pouvaient alors illustrer. Il a cessé de dessiner et on peut dire qu’il a créé le métier de scénariste de bande dessinée. Car en principe, dans cet univers qui était alors assez étroit, considéré comme mineur, plutôt réservé aux enfants, et essentiellement sur le mode de l’humour, de la succession de gags (la parution en feuilleton hebdomadaire imposait un gag par page), c’est le dessinateur qui construisait son histoire (voire qui ne la construisait pas du tout, et l’improvisait au fil des semaines !).
Charlier, lui, a écrit, outre des biographies (Mermoz, Surcouf, etc.), des récits très construits, se poursuivant sur plusieurs albums, des « cycles » d’aventures semi-réalistes. Le dessin restait celui de la « ligne claire » comme les albums de Benjamin Rabier ou les Zig et Puce de Saint-Ogan d’avant-guerre, mais le récit nous entraîne dans des heures et des heures de lecture, tout à fait comme l’œuvre de Dumas père.
Quelle lecture politique faites-vous de son œuvre ?
L’œuvre de Charlier véhicule des messages anticommunistes (Buck Danny, La Patrouille des castors), patriotiques, je dirais même militaristes (Tanguy et Laverdure). Elle s’appuie sur une morale scoute, celle de l’effort collectif, de l’honneur, du courage, de l’esprit chevaleresque, de la défense de la veuve et de l’orphelin etc. Comme Hergé, Jean-Michel Charlier avait été scout catholique, et il a été marqué à vie par cette formation. On peut évidemment qualifier la vision de Charlier de droitière, de conservatrice et monarchiste, dans un contexte influencé par la morale chrétienne. Il est certain que nous sommes loin de l’approche baba cool post-soixante-huitarde, ou de l’approche agressive des adeptes de la théorie du genre et autres écolo-zadistes. Mais les enfants aiment les récits du type Charlier (et pas seulement les enfants). Ils ont besoin de héros, plus que d’anti-héros, comme ils ont besoin d’un papa et d’une maman, qu’on le veuille ou non.
Ensuite on peut traiter Charlier d’islamophobe (certains récits de Barbe Rouge), de fascisant (certaines Histoires de l’Oncle Paul et surtout ses émissions de télévision et certains de ses livres). Mais ce sont de mauvais procès. Charlier ne faisait pas de politique, à ma connaissance, même si les sujets qui le passionnaient l’attiraient vers des personnages contemporains connotés très à droite, comme l’aviateur Mermoz ou même bien au-delà, comme Degrelle, Skorzeny, Eva Braun etc.
Pourquoi avez-vous écrit deux ouvrages sur Hergé et évoqué ses relations avec le rexisme au sein d’un troisième consacré à Léon Degrelle ?
Après la mort d’Hergé, en 1983, toute une campagne s’est développée pour présenter le père de Tintin comme un fasciste odieux, un adepte du rexisme belge pro national-socialiste, etc. Et du coup, j’ai eu envie de m’intéresser notamment à cet aspect-là de l’artiste. Hergé fut en effet proche de Degrelle et du rexisme, comme beaucoup de catholiques belges. Mais il ne fut jamais un militant. Écrire le contraire serait un mensonge. Et par ailleurs, qu’on aime ou qu’on déteste tout ce qu’ont représenté Degrelle et le rexisme, l’œuvre d’Hergé est d’une telle importance que cette amitié, ces liens, relèvent un peu de l’anecdote, aujourd’hui. Encore que les petites persécutions dont eut à pâtir Hergé à la Libération, ont, d’une certaine façon, « musclé » son œuvre, l’ont obligé à une exigence de qualité bien plus forte, car il savait que cela serait exploité contre lui par ses détracteurs.
Quelles opinions politiques véhiculent, selon vous, les histoires de Tintin ? Tintin devient-il moins politisé au fil de ses aventures ?
Les opinions politiques d’Hergé s’expriment tout particulièrement dans l’album Le Sceptre d’Ottokar. Hergé est à l’évidence partisan de la monarchie syldave contre les totalitarismes, communiste ou national-socialiste, d’ailleurs. Dans Le Sceptre d’Ottokar, la Bordurie semble s’identifier à l’Allemagne d’Hitler, dans L’Affaire Tournesol, à l’URSS de Staline.
Hergé lui-même, dans ses entretiens avec Numa Sadoul, se définit comme un homme de droite. Peut-on dire qu’il se dépolitise au fil des aventures ? Je ne le crois pas. Ses albums les plus politiques sont sans doute Tintin au pays des Soviets, Le Lotus bleu, Le Sceptre d’Ottokar, L’Affaire Tournesol, Tintin et les Picaros, et ils jalonnent en fait toute son œuvre, puisqu’on y trouve à la fois la première et la dernière aventure (si l’on fait exception de L’Alph’art inachevé). Ce qui est certain, c’est qu’au fil du temps, le monde est devenu moins binaire, et que cela se ressent un peu, mais les albums de Tintin n’ont jamais eu pour vocation d’édifier le peuple, dans un sens ou dans un autre, à l’exception de Tintin au pays des Soviets (pour dénoncer le communisme) et Tintin au Congo (pour magnifier l’œuvre des pères blancs en Afrique).
La vignette de la page 11 et celle de la dernière page des aventures de Tintin et les Picaros, dernier épisode de Tintin publié à l’état complet (Tintin et l’Alph-Art n’a pas été achevé), montrent que les pauvres restent pauvres après le changement de pouvoir. Comment interprétez-vous cela ?
Je ne crois pas que la leçon de l’album soit la démonstration d’une sorte de déterminisme social qui condamnerait les Sud-américains à la pauvreté, quel que soit le régime. Quand cet album paraît (1976), l’Amérique latine est en proie à une sorte de guerre civile généralisée, avec d’un côté des dictatures, parfois sympathiques, parfois moins, certes, mais globalement honnies par ceux qui font l’opinion, et de l’autre des guérilleros marxistes dont les modèles sont Che Guevara et Castro. Nous sommes aussi à l’époque de l’expansion extrême du communisme, qui vient de conquérir le Vietnam, le Laos et le Cambodge, l’Angola et le Mozambique, alors que la moitié de l’Europe a déjà passé trente années sous le joug communiste. D’une certaine façon, le message d’Hergé, c’est un peu : « Si le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, ne rêvez pas, le communisme, c’est le contraire, c’est-à-dire la même chose ! »
Si Hergé ou Jean-Michel Charlier étaient nés en France, leur destin d’auteur aurait-il été différent ?
Peut-être, en effet, et pour la raison suivante : en Belgique, la presse de qualité pour enfant, c’est-à-dire Spirou et Tintin, était entre les mains de laïcs (les frères Dupuis, pour Spirou, Raymond Leblanc, pour Tintin) qui étaient catholiques, certes, mais qui ont eu à cœur de développer ce patrimoine que constituait l’accumulation de talents au sein de ces rédactions. En France, la presse catholique (Cœurs vaillants, Âmes vaillantes, Fripounet et Marisette, Record…) était dirigée par des curés, souvent insuffisamment soucieux de la dimension artistique de ce qu’ils publiaient et assez peu respectueux des droits des auteurs. Hergé, par exemple, a eu beaucoup de soucis avec la presse catholique française, dans la reprise en feuilleton de ses récits. Disons qu’il y avait moins de professionnalisme.
Et après mai 1968, on voit ces maisons et ces revues jeter aux orties le patrimoine de bandes dessinées spécifiquement catholique : Fripounet et Marisette, Oscar et Isidore, Titounet et Titounette… les dessinateurs Bonnet, Breysse, Marie Mad, etc., tout cela a été délaissé. Il en aurait sans doute été de même avec l’œuvre d’un Hergé ou d’un Charlier, tant était grande l’impatience du petit monde catholique progressiste de tourner la page de ce passé qui lui faisait horreur. Jusqu’à la création des éditions du Triomphe, en 1992, tout ce patrimoine de la bonne BD catholique française était en jachère.
Ouvrages sur le sujet :
* BERGERON Francis, Georges Rémi, dit Hergé, coll. « Qui suis-je ? », Pardès, Grez-sur-Loing, 2011.
* BERGERON Francis, Hergé, le voyageur immobile : géopolitique et voyages de Tintin, de son père Hergé, et de son confesseur l’abbé Wallez, coll. « Impertinences », Atelier Fol’Fer, La Chaussée-d’Ivry, 2015.
* BERGERON Francis, Degrelle, coll. « Qui suis-je ? », Pardès, Grez-sur-Loing, 2016.
* BERGERON Francis, Jean-Michel Charlier, le plus grand scénariste de BD de tous les temps, coll. « Impertinences », Atelier Fol’Fer, La Chaussée-d’Ivry, 2016.
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Philippe Randa,
Directeur d’EuroLibertés.
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Écrivain et journaliste belge francophone (http://lionelbaland.hautetfort.com). Il parle le néerlandais (flamand), l’allemand et l’anglais. Il a travaillé dans les parties francophone, néerlandophone et germanophone de la Belgique, ainsi qu’aux Pays-Bas, et a vécu en Allemagne. Il est l’auteur de cinq livres : Léon Degrelle et la presse rexiste, Déterna, Paris, 2009 ; Jörg Haider, le phénix. Histoire de la famille politique libérale et nationale en Autriche, Éditions des Cimes, Paris, 2012 ; Xavier de Grunne. De Rex à la Résistance, Godefroy de Bouillon, Paris, 2017 ; Pierre Nothomb, collection Qui suis-je ?, Pardès, Paris, 2019 ; La Légion nationale belge. De l’Ordre nouveau à la Résistance, collection Le devoir de mémoire, Ars Magna, Nantes, 2022.