Valéry Zabdyr : la lucidité saccageuse comme une volupté
Valéry Zabdyr alias Valéry Molet n’a aucun goût pour les lions balzaciens. Ce n’est pas là son genre littéraire. Il y a deux versants à la colline : le premier où la vie se toise et se défie ; le second où elle s’efface et même s’absente. Le titre de son dernier livre Injures précédant un amour légendaire (« Le Livre des injures », on dirait du Jabès, suivi d’« Un amour de légende ») dit assez que les pages ne se traversent pas au galop ni que les mots ne se pointent comme des épées.
Le personnage qui soliloque (depuis son for intérieur en direction du lecteur) ne sait rien – de lui, du monde – rien, sauf que l’absurdité s’acoquine à l’insignifiance. C’est un étranger, d’abord et essentiellement à soi. Il se demande sans fin ce qui lui arrive et pourquoi les choses se mettent ainsi alors qu’elles auraient pu se mettre autrement. Fonder enfin l’existence sur le seul hasard. Sans aucun doute, le hasard tisse l’écheveau, et l’auteur prend plaisir à fabriquer l’écheveau, à l’entortiller, au contraire de la fileuse qui le démêle. Il n’en sortira pas ainsi mais l’essentiel n’est-il pas de ne pas sortir. Voilà un programme électoral qui ne fait pas de promesses inconsidérées. Un écrivain convoque son inexistence. Un velléitaire examine son aboulie à la loupe.
De ce marginal élitiste, qui enregistre sa singularité comme une fatalité et même comme une secrète évidence, on n’attend pas qu’il fasse les quatre cents coups et qu’il remue les sangs de la littérature pamphlétaire. Le néant est son récit, longue patience qui décortique les jours comme des noix creuses. Il y a tout pour faire une histoire. Mais il n’y a pas d’histoire, à moins que l’histoire, ce soit justement l’absence d’histoire. Le vide, le vertige que l’on éprouve devant lui et la fascination qui en résulte, Molet ne quitte pas des yeux cette fosse commune et il nous réprimande : tout ce qui s’en détourne participe du mensonge bourgeois, je suis heureux d’avoir défoncé la tempe de cette infâmie, ô rage, ô désespoir, c’est mon honneur de ne pas défaillir devant la vérité énigmatique et nihiliste.
La vie se gâche, c’est notre rôle de la gâcher. Une fois qu’on l’a défaite, on ne la refait pas. Valéry Molet ne s’en indigne pas. Au lieu de réclamer des comptes sur le Sinaï au nom du désespoir existentiel, il erre en clochard du Verbe dans ses incertitudes vociférantes, grattant ses secrets au passage, tirant l’insolite d’un absolu meurtrier et d’une certaine tendresse mélancolique. Une douceur étrange, quelque chose de quasi euphorique à certains moments désarçonne l’instinct suicidaire. De ce qui aurait dû être une grisaille poisseuse sourd comme une lumière pâle. C’est la transformation du quotidien le plus chancelant par un fantastique résiduaire et une sorte de lenteur magique.
Tu n’es pas le néant, tu es ce qui est à la place du néant. Quoi ? Ce reflet de la littérature, regard oblique de rôdeur qui organise la fuite en avant sous couvert de retour en arrière, air hagard qui est en même temps un air humble, art de détruire le monde en feignant de la posséder poétiquement, la lucidité saccageuse comme une volupté – cela en fortes teintes. Le clair-obscur n’est pas son fort.
Tout est dit à la fin du premier volet de l’opus, dans les termes où tout fut dit déjà dès l’entrée en matière. Certaines gens se trouvent, toujours et partout, de péremptoires raisons de vivre. L’auteur, sans doute, n’a jamais connu semblable assurance. Il y a ceux qui parlent de leurs vacances, dessinent les plans d’un bungalow pour leurs vieux jours, rêvent d’un rire de jeune femme ou courent les vieilles putains (et inversement), les cafés ou les banques et comptent les dimanches ou leurs crottes de nez. Le lecteur a peut-être été comme eux. L’auteur aussi. En apparence ? Nos souvenirs sont bien confus. On n’en voit qu’une succession d’hivers et d’étés, les grands gestes brutaux du vent sur des cimetières échevelés, de soudaines bourrasques grinçantes entre un Paris de béton (que l’auteur parcourt à pied – jamais en métro) et une Bretagne d’ardoise et de pluie.
Le moi n’est qu’une nébuleuse, une faiblesse qu’emporte la puissance de la nature impulsive. Valéry Molet nous l’insinue avec des phrases souvent assassines, parfois suspendues et nostalgiques (et ce sont les plus belles).
C’est un auteur de désarroi, rompu à l’évocation de son malaise obsessionnel, qui n’écrira qu’un livre mais le réécrira sans cesse et toujours mieux.
Car Molet a l’intelligence dans les yeux plutôt que dans la tête. Le spectacle qu’il observe marque l’élan féroce de son regard.
On peut tout lui reprocher, sauf d’avoir ennuyé son lecteur. La vie crie à tue-tête, elle se grise autant de ses dégoûts que de ses plaisirs, elle crache au vitriol comme une allégresse, elle caricature avec une liberté folle. Un tempérament jupitérien sûrement soutient l’art d’un prodigieux écrivain.
Quand il lance des énormités, ce n’est jamais à l’économie. Sa prose s’attarde au rayon des idées générales, achète comptant les sorties de la droite belliqueuse et mousquetaire. Et on aime ça. Toujours il s’affranchit de son clan, lorsqu’il renonce à un antisémitisme d’arrière-garde. Cette exception est si honorable, et même si capitale, qu’on lui pardonne ses entêtements absurdes et coléreux qui sont aussi les nôtres.
Quand il évoque ses souvenirs, c’est à l’emporte-pièce, dans une langue brûlante et cocasse. Avec quelques rares autres, il n’y a pas à notre siècle un mémorialiste maniant le fusain avec une drôlerie plus épique et un naturel plus effervescent. Molet, friand d’anecdotes à la Tallemant des Réaux et des portraits travaillés à la Saint-Simon (l’encre du duc était sèche, la sienne déferlante), donne à voir et à rire, ne manque ni son dessin, ni sa légende. La jovialité du polémiste, la rage qui fuse en bouffonneries, l’invention d’un satiriste hilare, la passion, la verve abrupte, le guignol d’un tireur de ficelles, la joie hoquetée d’un carabin en guindaille, tous les talents, les plus raffinés comme les plus vulgaires, bondissent et galopent. Qu’on lise ses morceaux grandioses sur le marché de la poésie ou sa descente aux enfers dans les entrailles de la RATP : c’est aussi fort que du Léon Bloy et aussi tonique que du Rabelais, poivré au millipoil, irrespectueux à en prendre pour dix piges devant la 17e Chambre correctionnelle (cf. le portrait du clodo et celui du mendiant roumain mineur) et en perdre le souffle, roboratif en diable, le bonheur même de l’anticonformisme et des mots en fête.
Quand Molet écrit, c’est pour fournir des verges à ses adversaires. Ses Injures sont tout à la fois une fable picaresque et meurtrière, l’éclat et sa course sauvage, une prolifération monstrueuse et rituelle, un conte de vindicte dans la lignée de Léon Daudet, une contre-utopie dérisoire et horrible avec un pathétique à la Goya camouflé sous des turbulences de comédie, assurément l’un des pamphlets les plus drôles et les plus amers contre l’époque-escargot, rampante et visqueuse.
Valéry Zabdyr, Injures précédant un amour légendaire, nouvelles, Unicité, 2024, 110 p.
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