19 avril 2016

Canabizness : l’angélisme à l’assaut du marché

Par Philippe Joutier

Chaque année, avec le printemps, se rejoue le grand happening de la dépénalisation « no cocaïne, no crack ». C’est la Cannabis pride, avec ses panneaux « La Ganja pour tous » et l’argument qu’en dépénalisant, tout serait résolu : plus de délinquance, fini le crack ou l’héroïne, le hasch suffira au total bonheur de l’humanité.

Bref, si tenter encore de fumer du tabac passe pour diabolique, condamne à se faire éjecter des bistrots comme gros beauf pollueur, être accroc au shit au contraire, fait jeune, branché sympa, et bien sûr, de gauche.

Jean-Marie Le Guen, médecin et secrétaire d’État, est désormais contre la prohibition. « Les bigots de la prohibition devront aussi expliquer pourquoi la mesure appliquée depuis 30 ans ne marche pas », explique-t-il. Mais comment arrive-t-il à cette conclusion ? Mystère…

Premier argument : la libéralisation du hasch rendrait inutile le recours au crack qui rend fou, ou à l’héroïne, ces drogues de la misère. Sauf que… le crack se fume déjà mélangé au cannabis : c’est le black joint. Le CNID (centre info sur les drogues) rappelle aussi l’escalade du cannabis à l’héroïne. 95 % des héroïnomanes le reconnaissent : s’ils n’avaient pas connu le cannabis, ils ne seraient pas passés à l’héroïne. Et de toute façon, les dealers sont multicartes. À la misère, l’héroïne ; aux bobos gaucho-artistes, la coke ; aux lycéens pubères, le kif !

Second argument : les dealers ne pourront rivaliser avec un marché légal. Ensuite, une fois virés, il suffira de rehausser les prix afin d’éviter une augmentation de la demande. Étrange raisonnement. Appliqué au tabac depuis dix ans, il a ruiné les bureaux de tabac, engraissé les trafiquants par la contrebande, sans effets notables sur la consommation : le baromètre santé de 2014 indique une prévalence stable avec 34 % de fumeurs dans notre pays. Pour l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) « aucune corrélation ne peut être observée entre les changements législatifs et la prévalence de la consommation de cannabis »… Croire que si le prix du cannabis augmente, les consommateurs en achèteront moins est donc une sottise : ils retourneront aux trafiquants !

Car le véritable enjeu, c’est le marché. D’où le troisième argument : dépénaliser le cannabis porterait un coup au trafic.

Vraiment ?

Au Portugal, les saisies sont entre six et dix fois plus élevées qu’avant la dépénalisation.

Aux Pays-Bas, malgré la légalisation, 24 tonnes de résine et plus de 42 tonnes d’herbe ont été saisies en 2009. Les drogues en général et le cannabis en particulier sont de formidables leviers des «Black Ops’ » (Opérations noires) et de l’économie mondiale.

On connait aujourd’hui le rôle de la CIA qui, avec le syndicat Lansky pendant la guerre du Viet Nam, faisait entrer la drogue aux USA depuis l’Asie du Sud Est. Un trafic à l’apogée sous Reagan grâce à Oliver North qui, sous couvert d’Aide Humanitaire, importait au bénéfice des gangs américains les quatre tonnes de cocaïnes mensuelles nécessaires pour financer les contras du Nicaragua.

Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, les profits de la criminalité organisée ont été « la seule source de liquidités » pour certaines banques au bord de la faillite. 352 milliards de dollars issus du trafic de drogue ont été blanchis par les institutions financières lors de la crise de 2008.

Dans son rapport 2014, l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) relève que 42 % du cannabis dans le monde est produit au Maroc, et rapporte 10 milliards d’euros chaque année aux trafiquants et aux politiques.

En 2013, la production marocaine était de 38 000 tonnes. La France, l’Espagne et l’Europe sont les premiers marchés des trafiquants. Les Français sont les troisièmes plus gros consommateurs en Europe, devancé par la République Tchèque et l’Espagne.

Le marché des drogues illicites en France pour l’année 2010 était estimé à 2,3 milliards d’euros, partagé entre cannabis (1,1 milliard) et cocaïne (902 millions), d’après l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ).

Le marché de la drogue se juxtapose avec le chômage : à Marseille, les quartiers nord subissent un taux de chômage de 19 à 27 % selon les endroits, 40 % pour la cité de la Castellane et jusqu’à 50 % pour les jeunes du 14e arrondissement. Et c’est aussi à Marseille que 36 tonnes de shit sont écoulées annuellement, pour un chiffre d’affaires de 130 millions d’euros. Le ministère de l’intérieur estime à 2 milliards d’euros le poids de ce marché en France. (cette phrase est elle nécessaire? Dans le paragraphe précédent on parle de 2,3 milliards d’euros)

Alors qu’imagine-t-on ? Qu’il suffit d’un coup de loi pour supprimer toute l’économie souterraine ? Et de quoi vivront les quartiers ? Non seulement la dépénalisation ne cassera pas le trafic, mais elle le renforcera en proposant de la résine concurrente moins chère, mais plus dopée, et surtout, elle le reportera davantage sur les drogues les plus dures.

Enfin, ne pas oublier non plus le besoin de transgression. L’adolescent vient au cannabis parce que ça fait branché. Le joint montre qu’il fréquente la pègre. Ainsi, il joue l’aventurier à bon compte et montre aux autres que lui, les règles sociales, « Rien à foutre ! »… Tous les adolescents ont besoin de l’interdit pour pouvoir le transgresser.

En France, le cannabis est passible d’un an de prison et 3 750 euros d’amende. Dans la pratique, l’emprisonnement est réservé aux trafiquants. Cette façon d’envisager le problème évite les deux écueils : le laxisme ou son contraire, la trop grande sévérité. Le Royaume-Uni, où la possession de cannabis est passible de cinq ans de prison est aussi le plus gros consommateur de cocaïne d’Europe. Idem pour l’ecstasy. Quitte à être condamné, autant ne pas se priver ! Alors, entre la guerre civile, le chômage et la santé publique, sauvons-le marché ! C’est finalement le moindre mal. Seul point à durcir : réprimer beaucoup plus férocement la conduite sous l’emprise de la drogue. Le cannabis tue au volant.

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