24 avril 2016

À quoi peut servir l’histoire humaine ?

Par Bernard Plouvier

Il était une fois, au pays de nos grands ancêtres grecs, une muse fort mal lotie puisque, bien moins fortunée que ses sœurs, elle n’avait reçu en partage que le droit et le devoir d’inspirer tous ceux qui voudraient narrer les hauts faits des guerriers de l’Hellade.

Son nom était Clio. La donzelle fut violentée dès son âge tendre et accoucha d’une ahurissante quantité de monstres. Au fil des millénaires, elle devint une vieille prostituée souvent ivre, dont n’importe quel potentat ou n’importe quel groupe de pression pouvait acheter à bas prix la complaisance.

D’autres parmi nos ancêtres, et probablement les plus grands, décidèrent sagement de différencier les faits historiques, tels qu’ils s’étaient réellement passés, des divagations des amants de Clio. Ils nommèrent les faits Res gestae et Historia la narration.

Au IIe siècle de notre ère, un rusé fripon dénommé Lucien, natif de Samosate, écrivit même un manuel à l’usage des apprentis désinformateurs, de façon à satisfaire au mieux leurs commanditaires : De la manière d’écrire l’histoire ou l’histoire telle qu’on l’écrit. Nul doute que, de nos jours et dans nos pays où la noble déesse Démocratie est censée régner, ce plaisantin serait affublé du qualificatif de « révisionniste », vilipendé par la « presse libre » et traîné devant les tribunaux. Heureux Lucien qui vivait au temps des empereurs romains, des hommes qui étaient souvent doués du sens de l’humour… à l’exception du prince le plus adulé des narrateurs parce qu’il jouait au philosophe stoïcien (ce genre d’homme qui se congratule pour n’avoir pas repris du gâteau ou pour, une fois n’est pas coutume, avoir résisté à une quelconque trivialité) : Marc-Aurèle, médiocre chef d’État, époux et père pitoyable, l’archétype de l’imposture historique.

Dix-neuf siècles plus tard, Historia est toujours l’humble servante des puissants du jour et la muse demeure toujours prête à se vendre aux maîtres de demain qui, assurément, voudront remanier la narration des res gestae dans un sens qui leur sera utile ou simplement agréable. Il n’est que de considérer l’écriture des faits pour les années 1914-1945 pour être édifié sur le courage de la plupart de nos contemporains qui se mêlent d’écrire l’histoire. À tout le moins, ils devraient être jugés pour maltraitance envers une personne âgée… car, si Clio est indéniablement une catin, elle n’en est pas moins une très vieille femme.

Le travail de l’historien, considéré avec tout le sérieux qu’il mérite, est un fascinant mélange de science et d’art. La part scientifique, captivante, passionnante, est la quête quasi policière des documents et des vestiges. L’art est d’interpréter ces découvertes, de débusquer les erreurs des générations précédentes, de se représenter, aussi précisément, aussi exactement que possible, une époque disparue… en se souvenant que, dans le meilleur des cas, les hypothèses nouvelles, les reconstitutions les plus actuelles seront un peu moins erronées que les précédentes, mais risquent fort de devenir la risée des générations suivantes !

La narration historique – Historia – a-t-elle une utilité sociale ? À titre de divertissement intellectuel, certainement. Il faut croire qu’elle a aussi une importance politique puisque l’on ne compte plus les États dits démocratiques où, depuis les années 1990 de l’ère actuelle, les parlements et les gouvernements ont codifié son écriture, élaborant une législation répressive à l’encontre de ceux qui voudraient contredire la narration officielle.

Puisque de curieux politiciens, qui n’ont pourtant que le mot de « libertés » à la bouche (et il est toujours dangereux qu’ils écvrivent ce mot au pluriel : c’est la meilleure façon de l’affaiblir), appellent des hommes de loi à trancher en matière de « vérité historique », ces nobles magistrats devraient se comporter en philosophes et juger impartialement les intentions autant que les écrits ou les paroles.

Dans sa Seconde Considération inactuelle (ou intempestive, ou intemporelle, comme l’on voudra), amplifiant d’autres textes rédigés un peu plus tôt, Nietzsche a opposé trois façons d’écrire l’histoire (Historia, la narration qui ne correspond pas souvent aux Res gestae, soit les faits tels qu’ils se sont produits et dont on ne peut appréhender que le fantôme).

L’écriture noble, « monumentale » « iconique » est destinée à édifier les générations futures ; elle est pure propagande, dans un registre académique quant à la forme. La façon « traditionnaliste », ou patriotique, a pour finalité d’ancrer une nation dans ce que l’on nomme de nos jours ses « racines » et, n’en déplaise à Nietzsche, cette écriture est nécessaire à la pérennité des États nationaux, c’est d’ailleurs pourquoi elle est vigoureusement combattue par l’actuelle désinformation mondialiste et globalisante. Enfin, la rédaction « critique », aussi exacte et raisonnée que possible, vise à l’amélioration éventuelle des sociétés futures. C’est peut-être celle-là que Nietzsche nommait, en l’année 1872, « la peinture historique créatrice et stimulante ». C’est à la fois sublime et quelque peu utopique. En effet, les comportements humains étant immuables, puisque génétiquement induits (ou programmés, comme on voudra), l’expérience d’autrui, fût-elle le legs précieux des « grands ancêtres », s’avère rarement utile.

Comme est censé l’avoir écrit Confucius (Maître Kong) : « L’expérience est une lanterne que l’on porte accrochée dans le dos et qui ne sert qu’à éclairer le chemin parcouru ». Il reste à espérer que cet humour désabusé ne s’applique pas toujours et partout.

En principe, l’étude aussi précise et honnête que possible des derniers millénaires de l’histoire humaine devrait permettre de raisonner de façon intelligente et concrète sur la condition humaine, puisqu’à l’évidence la nature de l’homme demeure inchangée depuis l’aube des temps historiques et qu’il est peu probable qu’elle se modifie tant que l’espèce n’aura pas muté en sur-espèce ou jusqu’à ce qu’elle soit réduite à la condition de sous-espèce, car rien ne permet d’affirmer que l’évolution du genre humain doive obligatoirement se faire à partir de l’Homo sapiens sapiens ; le triste exemple de l’Homo sapiens neandertalensis et celui de quelques autres sapiens aujourd’hui disparus sont là pour nous rappeler qu’il est toujours possible d’assister au redoutable triomphe d’une espèce différente, supérieure en inventivité et en agressivité, capable de faire radicalement disparaître la concurrence inadaptée.

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